Chapitre 18

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***Mira***

Je grimpai encore un tout petit peu et je pus admirer un de mes plus grand rêves cachés. Que c'était bon d'enfin pouvoir contempler librement cet horizon si lointain, sans être dérangé, sans avoir quelqu'un sur le dos... Quand un sentiment que je ne connaissais que trop bien enfla en moi, je l'enfouis tout au fond de mon être refusant de le laisser me submerger. Je ne pouvais malheureusement pas me permettre de m'évader dans la rêverie, je ne pouvais pas. 

Absolument pas. Pas aujourd'hui.

J'avais perdu mes parents à ma naissance, morts on ne savait comment. Toute la ville avait eu vent de cet accident, mais aucun fait n'avait été retenu. Je soupçonnais, malgré moi, que mes parents n'étaient pas très aimés et que la police se fichait de pauvres vieilles canailles dans leur genre. Elle avait seulement réussi à me récupérer, le soir de leur prétendu assassinat, dans notre maison où je dormais péniblement à cause du froid. Je n'avais qu'un an, ce jour-là.

J'avais appris à vivre seul, dans cette pauvre ville de Luanda. Les gens que la misère étranglait, étaient très gentils et accueillants, se montrant toujours chaleureux. La peine de ne pas avoir de maison ne les empêchait d'être accueillants et ils respectaient les lois de l'hospitalité dans leur petit coin d'habitat. Je pouvais en témoigner car, un jour, j'étais dans une famille affaiblie par le manque de nourriture ainsi que l'argent, et elle m'avait accueilli comme si c'était la Noël. Pour les remercier, j'avais pris ma guitare, que j'avais moi-même fabriquée, et nous avions dansé sur de vieilles chansons que je déclamais. Ils m'avaient donné le peu qu'ils avaient et le faisaient dans la joie et la bonne humeur. Cela m'avait tellement touché que je m'efforçais de revenir à chaque fois jouer avec les enfants, parler avec les parents et décrire à leur vieille grand-mère aveugle le paysage qu'offrait le port de Luanda.

Voilà, vous aviez la preuve de la sincérité de mes paroles : les gens de mauvaise famille, les pauvres, les handicapés et toute la population affamée restaient dans l'espoir de voir un jour meilleur, et surtout, ils étaient étonnamment gentils.

Quand la police m'avait recueilli chez mes parents, elle m'avait emmené chez une nourrice qui avait déjà deux enfants, une fille et un garçon. Etant petit, je ne me souvins pas de ma première partie d'enfance, juste racontée par ma nourrice. Elle s'appelait Jeanne et elle était très douce et sa peau de couleur noire. Cette bonne femme n'avait que vingt-cinq ans mais elle était déjà responsable et accepta de me prendre sous son toit. Elle m'aimait comme son propre fils et me protégeait comme tel. Ses deux autres enfants se nommaient Lisa et Luc, eux-aussi noirs de peau. La petite était, comme moi, orpheline. Luc était né de Jeanne, veuve, son mari mort de maladie. Mes deux demi frère et sœur ne m'aimèrent pas dès la seconde où ils m'avaient vu. Ils me firent endurer les pires choses que l'on pouvait faire à leur âge, et je dus essuyer nombreuses humiliations. Encore aujourd'hui, la raison de leur haine échappait à Jeanne ainsi qu'à moi, même si j'avais des hypothèses.

Ma pauvre nourrice ne pouvait rien faire pour moi, sachant que Lisa et Luc œuvraient dans son dos à mon malheur. Je ne veux pas vous expliquer les atrocités qu'y m'avaient tant humilié, cela me ferait trop de mal au cœur. Ce fut ainsi que mon enfance se déroula, toujours en train d'essayer d'échapper aux misères de mon frère et ma sœur, sans rien dire, les laissant couler leur colère sur moi. J'avais eu plusieurs fois envie de me suicider car ma carrure maigre ne me permettait pas d'affronter celle de Luc, gros comme un tonneau et Lisa, plus musclée que la normale. Mais, vers l'âge de treize ans, j'en eus assez d'être leur souffre douleur. Un jour où il pleuvait abondamment et qu'ils allaient recommencer le coup de me faire tomber par terre et de me noyer dans la boue, je réussis, allez savoir comment, à faire infliger le même traitement que moi à Lisa - qui n'était pas un poids plume - dans cette bouillasse. Luc, qui avait vu que sa demi-sœur était en difficulté, s'était précipité pour me fracasser le crâne. A notre grande surprise à tous les deux, au moment de m'assener un coup, il trébucha sur une pierre et tomba dans une grosse vague d'eau et de terre. J'étais on ne peut plus étonné, mais je relâchai un énorme rire, le plus gros et le plus nerveux que je n'avais jamais eu. Normal, je n'avais, à ma connaissance, jamais ri. Empêtrés dans la boue, ils n'arrivaient pas à se lever. Je les bombardai de pierres, enroulées dans de la terre mélangées à de l'eau, tout en riant, les larmes aux yeux. Le soir, ils ne dirent rien de notre retournement de situation à Jeanne, comme moi je l'avais fait. Ce jour-là, j'avais réussi à retrouver l'espoir de vivre.

Quand je disais que j'avais appris à vivre seul, c'était que je ne passais pas mes journées chez Jeanne, prostré sans rien faire. Peu après ma bataille avec Lisa et Luc, ma nourrice m'envoya au marché de Luanda où je n'y avais encore jamais mis les pieds. J'étais toujours resté dans le quartier de la maison. Quand Jeanne m'avait annoncé ça, j'avais eu tout d'abord peur : traverser la ville m'avait terrorifié. Puis, ma nourrice enchaîna sur le fait que Lisa et Luc devrait s'occuper de la maison avec elle. Je ne pouvais plus craindre qu'ils m'attaquent en pleine rue. Et puis, j'allais m'éloigner d'eux pendant une bonne heure. Que demanderais-je de plus ?

Ma première visite du marché fut inoubliable. Toutes ces couleurs, ces odeurs, ces gens chaleureux, tout était magique. Cela m'avait tellement surpris, je ne connaissais pas cet univers coloré. Comment avais-je pu l'ignorer aussi longtemps ?! Cela me dépassait. Mais le simple fait que j'étais enfermé dans ma douleur avec les membres de ma famille et que j'étais resté à part avec la vraie vie, j'en voulus un peu à Jeanne. Elle m'avait préservé de ce monde inconnu, me laissant souffrir auprès de mon frère et ma sœur. Mais je chassais vite cette idée quand un bateau arriva au port. Un énorme galion espagnol qui venait d'amarrer pour faire son ravitaillement. L'équipage descendit, sans prendre la peine de saluer la foule qui s'était rassemblée pour observer les nouveaux arrivants, tandis que le capitaine et d'autres hommes qui semblaient importants, marchaient comme des rois, parés de vêtements propres et colorés (Ndla : En ces temps-là, porter de la couleur montrait votre richesse. Seuls les bourgeois et les hautes gens de la cour avait assez d'argent pour se procurer de tels vêtements) mais, parmi la foule d'africains, leur habits riches se fondirent dans la masse. Car oui, les africains s'habillaient eux-aussi de couleurs, pas comme les miséreux de France ou d'Espagne.

J'étais tout simplement impressionné. Le bateau me captivait. Et je sus que, plus tard, je quitterai Luanda pour grimper sur ce voilier et traverser mers et océans.

J'avais maintenant dix-neuf ans. Je m'étais construit un petit habitacle dans les hauteurs d'une auberge, où la patronne avait bien voulu que je m'établisse, si je travaillais pour elle. J'avais accepté avec joie et n'habitait plus chez Jeanne. Je venais la voir de temps en temps, mais pas à long terme car Lisa et Luc étaient toujours là, toujours avec leur bête mentalité, incapables de se débrouiller tous seuls. Ma petite maison était en bois non poli, et n'isolait pas très bien du froid. Mais la patronne, qui n'était pas une mauvaise femme, m'apportait souvent des couvertures et du petit bois pour me réchauffer quand les temps étaient durs. Je n'avais que très peu personnalisé mon unique pièce, mettant juste quelques petits objets par-ci par-là. Rien de très joli, mais qui me permettait de ne pas être seul dans une chambre vide.

Je travaillais bien sûr pour l'aubergiste, à la cuisine, au service ou encore à l'écurie. Rien de tout cela ne me dérangeait, tant que cela m'occupait les mains et l'esprit. Et aussi, cela me préparait à rentrer dans le poste de mousse. Oui, je n'avais pas oublié ce petit rêve de naviguer sur un bateau. A chaque fois qu'un gros navire se présentait à Luanda, je sentais que je devais tenter ma chance, mais, à chaque fois, je me décourageais. Peut-être parce que j'étais encore jeune, parce que j'avais pas d'expérience. Ou parce que j'étais un peu matte de peau. Je n'étais pas noir, car mes parents étaient métisses, selon ma nourrice. Quoi qu'il en était, je n'étais toujours pas parti, toujours dans ma "maison", toujours à travailler pour l'auberge, toujours à rendre visite à Jeanne, toujours en train d'admirer les bateaux avec envie, toujours en train de repousser ce sentiment de liberté que je détestais pour la simple raison qu'il venait quand je ne pouvais pas le laisser me submerger. Et cela me rendait dingue.

Alors que je grimpai sur le toit de mon habitacle, qui était juste assez haut pour me permettre de voir le port, un nouveau galion s'amarra à la berge. Je pris ma lunette - que j'avais aussi fabriquée - et la pointai sur le navire. Un bateau français. L'avantage d'être le fils adoptif de Jeanne, s'était qu'elle avait eu des parents qui voyageaient souvent en France, et donc qui parlaient couramment la langue. Jeanne me l'avais apprise, à ma demande. Je me redressai sur mes pieds et descendis comme une flèche de ma maison, en évitant de justesse la patronne qui s'écria :

— Mazette, que tu cours vite mon garçon !

Je ne lui avais pas répondu, trop concentré sur ma trajectoire. Je déboulai dans la rue principale et traçai jusqu'au port.

C'était mon ultime chance.

ChavirerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant