Chapitre 33

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***Mira***

   En sortant de la cabine, je pus constater le bazar qu'Henriette et moi avions mis en nous battant. Des sauts, de tonneaux, des balais, des boulets de canon, tout était sens dessus-dessous. Pauvres marins qui allaient devoir ranger ! Ce fut alors qu'une masse sombre se jeta sur moi. Mes nerfs étant à vifs et mes réflexes irréfutables, je m'écartai juste à temps pour ne pas me faire écraser et réussis à prendre le bras de mon adversaire, avant de lui tordre dans le dos. Là, je pus voir le visage de mon agresseur.

— Johan ?! m'étonnai-je en le lâchant aussitôt.

— Argh ! Oui, c'est moi, Mira... Quel poigne de fer as-tu là ! se plaignit-il en se massant le dos.

— Désolé, je suis navré, je pensais que quelqu'un voulait...

— Je sais, je sais, me coupa Johan, maintenant que l'on t'a enfermé aussi violement, tu vas te méfier de nous. C'est normal.

    J'affichai une mine consternée mais presque indéchiffrable. Oui, je me méfierai de ces hommes. Je ne leur faisais plus confiance. Il était hors de question que je retourne dans ma cale sombre avec mes deux émotions alliées. Non. Jamais. Le second s'était remis d'aplomb quand il me donna une petite bourrade amicale dans le dos.

— D'ailleurs, bravo, gamin ! Tu as réussi à nous remettre la capitaine dans de bonnes grâces ! me félicita-t-il.

    Un peu déboussolé par l'accolade peu douce de mon camarade, je ne pris pas l'allusion. Je levai alors la tête et regardai Johan. Ses yeux couleur noisette avaient recommencé à faire éclairer cette petite lueur de gentillesse, de bienveillance. J'avais réussi la mission qu'il m'avait accordé en urgence. Tout en l'observant, je remarquai qu'il avait vieilli. Peut-être pas physiquement, mais les épreuves qu'il avait endurées l'avaient beaucoup fatigué moralement et dans tout son être. Je pus percevoir un certain relâchement d'épaules significatif de soulagement. Je souris. Au moins avais-je fait un heureux de plus.

— Johan, chuchotai-je, je sais que ce n'est pas ta faute.

    Cette sorte de révélation, il la reçut de plein fouet. Je sentis tout son corps se raidir et ses yeux devinrent vides, ils n'accueillaient plus aucune émotions. Il s'affaissa et je m'empressai de le soutenir en pleine panique. Il n'y avait pas de marins sur le pont. J'étais seul pour lui venir en aide dans son malaise. Le portant sur mes épaules, je l'amenai sur un banc où il s'assit en étouffant quelques sanglots.

— Johan, pourquoi ces pleurs ? soufflai-je, un peu paniqué.

— Bout est be ba baute, Bira...

Je ne compris pas son charabia. Lui tendant un mouchoir pour qu'il sécha ses larmes, je renouvelai ma question :

— Pourquoi ces pleurs, Johan ?

Il ne répondit pas tout de suite, trop occupé à contenir son immense chagrin. Bientôt, il fut d'aplomb pour me répondre, mais en conservant son regard vide et vitreux.

— Mira, tu ne sais pas ce qui s'est passé. Je me doutais qu'Henriette n'allait rien te raconter mais... Snif, j'espérais qu'elle s'y résoudrait.

Ne comprenant pas où il voulait en venir, je le forçai gentiment à développer :

— Que s'est-il donc passé, mon bon Johan ?

Le beau second renifla sans retenue.

— Quand tu étais encore dans ton état second, Henriette enrageait de ne pas SNIF ! te voir agir face à son désarroi. Elle pensait que tu ferais tout pour revenir vers elle, rentrer dans ses faveurs et que votre amitié pourrait enfler sous de meilleurs auspices. Mais tu n'as rien SNIF ! fait et elle ne l'a pas digéré. Quand nous sommes arrivés au Cap de Bonne-Espérance - Fichu Cap ! On ne le quittera donc jamais, cet endroit maudit ?! - tu n'es pas descendu avec nous, tu n'as donc rien pu voir... Oh, que j'ai détesté, que j'ai détesté... Je lui avais dit, pourtant ! Elle ne m'a pas écouté !

Des larmes d'impuissance mêlées de colère coulèrent de nouveau sur les joues de Johan. Je posai une main compatissante sur son épaule.

—  Tout va bien, Mira, j'arrive à me contrôler, me rassura-t-il, malgré les trombes d'eau qui dégoulinaient de ses yeux bruns. Le port était vide. Aucun badaud, aucune installation, pas un enfant, pas de chats et de chiens se chamaillant, rien. La ville était déserte. Ma prudence s'est alors éveillée et j'ai décidé de convaincre Henriette de ne pas accoster car il pouvait se cacher des choses que l'on ne soupçonnerait pas d'être. Mais, tu la connais, elle ne renoncerait jamais à ses buts. De plus, sa rage folle envers toi l'a poussée à ne pas m'écouter. Une vraie furie. Ne pouvant résister à ses ordres, nous nous sommes résignés à quitter le bateau. Etre dans la ville déserte n'avait rien d'amusant. Nous regardions autour de nous quand un homme très bien habillé vint sur notre chemin. Il commença à nous parler, à parler à Henriette, et il réussit à l'amener dans sa demeure, plus loin en centre ville. La capitaine y entra seule, malgré mes protestations, balayées d'une boutade de mauvaise augure de notre hôte. Il disait que la confiance régnait en cette maison et que je ne faisais que des manières trop prudentes par rapport à lui. Il avait beau être distingué, je ne lui fais pas confiance, dit Johan d'un ton dédaigneux. Quand Henriette ressortit, elle semblait encore plus en colère. Une hargne implacable s'élevait d'elle et sa démarche haineuse ne laissait entrevoir aucun moyen de discuter avec elle. Mais si tu avais vu ses yeux... Mon Dieu, ses yeux ! Ils étaient noir. Noir de haine, noir de colère, noir d'une méchanceté horrible... Des yeux presque calcinés. N'ayant d'autre moyen de la suivre, je marchais derrière elle sans parler. Mais en me retournant pour voir si nos marins nous suivaient, j'aperçus au loin, dans la fenêtre de la maison, l'homme bien habillé... Il souriait. Il souriait d'Henriette. Il souriait de moi. Il souriait de nous tous. Il souriait machiavéliquement. Je sentis mon sang se glacer dans mes veines. Cet homme n'était pas humain. J'avais laissé entrer Henriette chez le démon. Heureusement qu'elle en était sortie indemne. Je ne me serais pas pardonné sa perte.

Johan fit un moment de silence, certainement pour me donner le temps de digérer son récit. Puis, il acheva :

— Quand nous arrivâmes au bateau, tu courais sur la passerelle avec un air heureux que nous ne t'avions connu depuis des mois. Mais j'entendis Henriette ordonner d'une voix sans scrupules : "Saisissez-vous de lui et enfermez-le dans les cales." Je ne compris pas. Je n'avais rien vu venir. Le temps que je me remette de ma surprise, tu avais été assommé et emmené dans les fonds du bateau. J'ai bien essayé de plaider ta cause au capitaine, mais elle n'a rien voulu entendre, me fermant sa porte. Elle a refusé de m'écouter depuis ce jour, la porte de sa cabine restant toujours close.

Il s'arrêta encore un moment, reprenant quelques secondes plus tard.

— Alors si, Mira, tout est de ma faute. SI j'avais empêché Henriette d'accoster au Cap, elle n'aurait jamais vu ou entendu ce que lui avait dit ce terrible homme. Si j'avais réalisé ce que demandait la capitaine aux marins, tu n'aurais pas été enfermé dans les cales. Si j'avais été plus prévoyant, plus ferme, plus imposant, tout se serait passé autrement, et en beaucoup mieux. Voilà, maintenant, tu sais tout.

Je restais bouche-bé. Je n'avais rien à rajouter. Johan avait tout dit. Sans omettre aucun détail. Je ne pouvais rien faire. Rien dire.

Sauf qu'Henriette m'avait encore menti.

ChavirerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant