Chapitre Six

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Cette histoire possédant neuf personnages principaux, je conçois qu'il peut être parfois compliqué de s'y retrouver. C'est pourquoi vous trouverez, à chaque début de chapitre, un bref rappel des personnages principaux qui apparaissent dans ce chapitre.

Beollán : Scripteur / humain / 19 ans / pronom il

Beollán

Scritoria était une déesse exigeante. Beollán l'avait compris dès ses premiers jours en tant que scripteur au scriptorium de Midyr. C'est pourquoi il recommençait pour la quatrième fois sa traduction d'un vieil ouvrage sur l'économie de la région en l'an cinq cent vingt de la première ère.

Entendre la pointe de sa plume glisser sur le papier était une des choses qui l'empêchait de s'énerver, et qui lui faisait apprécier le fait d'écrire et de transcrire et de traduire à longueur de journée. Il soignait ses lettrines et terminait d'enluminer sa première page lorsqu'il fut interrompu.

— Bonjour, mon frère.

Frère Aslan venait d'entrer dans la pièce et se dirigeait vers l'étagère des parchemins vierges. Beollán le salua en retour sans quitter des yeux son travail. Les relations avec ses adelphes ressemblaient à cela : ils se saluaient cordialement et la discussion s'arrêtait là. Ça ne les empêchait pas de développer une profonde affection les uns pour les autres, et ils s'entraidaient tous entre scripteurs lorsqu'un adelphe en avait besoin. Frère Aslan était déjà reparti et Beollán était de nouveau seul dans la petite pièce. Normalement, les scripteurs sont supposés travailler ensemble dans l'aula du scriptorium, mais Beollán avait toujours préféré travailler seul. Il lui avait fallu de bons arguments pour convaincre Scritoria de le laisser s'isoler ainsi. Mais en constatant qu'il était effectivement plus efficace, elle l'avait laissé s'installer où il le voulait.

Il appréciait le calme de cette petite pièce qu'était la réserve. Il n'y avait pas autant d'allées et venues qu'on pourrait le croire : en général, tous les scripteurs prenaient suffisamment de matériel avant de commencer à travailler et il était rare que ses adelphes, comme Frère Aslan, y retournent pour chercher ce qui leur manquait.

Toutes les pièces du scriptorium étaient gigantesques, ouvertes sur les autres, avec des plafonds immensément hauts, la réserve était minuscule à côté, assez étroite, et c'est probablement ce qui faisait de cet endroit un lieu rassurant pour Beollán. Il sourit de contentement en y pensant et retourna à sa transcription.

Au début, il fut si concentré sur ce qu'il faisait qu'il n'entendit pas les premiers tintements de la cloche. Puis la chaleur de la pièce monta rapidement et des cris étouffés lui parvinrent. Une fumée noire et brûlante emplit rapidement la réserve et Beollán ne sut pas quoi faire. Il prit le livre original sous son bras et accourut dans l'aula : les flammes la dévoraient. Il fut pétrifié en voyant Frère Aslan, Sœur Vivienne, et d'autres de ses adelphes dont les corps brûlés empêchaient de les reconnaître. Il eut envie de hurler mais aucun son ne sortit d'entre ses lèvres closes. Il n'arrivait pas à croire que c'était la réalité, qu'il y a quelques minutes à peine Frère Aslan le saluait avec sa bienveillance habituelle. Les murs du scriptorium étaient en pierre mais les poutres du plafond et quelques piliers étaient en bois. Des cendres noires et fumantes en tombaient et le bois était traversé de veines flamboyantes et brûlantes. Les flammes et la fumée l'empêchaient de savoir si amas noirs dans l'aula étaient simplement des tas de cendre ou ce qui restait du corps de ses adelphes.

Il entendit des voix du côté de l'entrée de la Grande Bibliothèque Sacrée, dans un couloir juste à côté de l'aula. Ses jambes l'y amenèrent mais il s'accroupit aussitôt derrière une colonne de pierre en voyant les silhouettes des intrus. Ils étaient trois, encapuchés, et entouraient Adelphe Lin, qui avait reculé jusqu'à ce que son dos se retrouve plaqué contre la porte scellée de la Bibliothèque. Si Adelphe Lin était en vie, d'autres l'étaient sûrement aussi. Il fut rassuré à l'idée que certains avaient probablement pu fuir à temps, mais fut soudainement rattrapé par l'inquiétude et la peur qu'il ressentait pour Adelphe Lin.

— Ouvre la, ordonna l'un des mages, une flamme vacillant dans sa main.

Adelphe Lin secoua violemment la tête malgré la terreur lisible dans son regard. Le mage posa sa main enflammée sur l'épaule de Lin et Beollán ne sut détourner son regard. Son cri de douleur résonna dans le couloir et iel s'affaissa, ses genoux cognant le sol violemment. Le mage éclata de rire et appuya un peu plus sur son épaule.

— Ouvre la ! s'écria-t-il.

— Non, gémit Lin, tuez-moi plutôt.

Les deux autres mages reculèrent tandis que celui qui brûlait l'épaule de Lin posa désormais sa main sur son visage. C'en fut trop. Beollán plaqua sa main devant sa bouche et son cri resta enfermé dans ses poumons. Il se releva et courut vers la sortie. S'il se faisait attraper, ils pourraient ouvrir la Grande Bibliothèque Sacrée avec la marque de gardien sur sa main. Le feu n'avait cessé de grandir et ne laissait que des cendres sur son passage. En voyant les centaines de livres brûlés, Beollán sentit son cœur se serrer avec force. Il continua de courir et de traverser l'aula en évitant comme il le pouvait les flammes gigantesques. La fumée le fit tousser et l'aveugla, ses yeux brûlaient, sa gorge brûlait, sa peau brûlait, il avait l'impression d'être en train de mourir.

— Ne le laissez pas s'échapper ! Hurla le pyromane depuis l'autre bout de l'aula.

Beollán trébucha dans sa course et sa chute sur le sol de pierre fut douloureuse. Il se releva malgré tout et regarda avec terreur une des poutres en bois du plafond craquer et s'effondrer derrière lui dans un lourd fracas, faisant virevolter un nuage de cendres brûlantes tout autour. La structure ne tiendrait plus longtemps : s'il réussissait à partir maintenant, il avait une minuscule chance de semer les mages. Tout son corps lui faisait atrocement mal, la manche droite de sa tunique avait brûlé, et la peau dessous aussi. Malgré sa faiblesse, malgré ses blessures, malgré la peur qui rongeait tout son être, Beollán courut. Il courut le plus vite possible, le plus loin possible, il dût se mettre à terre et ramper sous des décombres pour sortir du scriptorium. Lorsqu'enfin, l'air pur pénétra ses poumons, il fut gagné d'une nouvelle force. La forêt bordait le scriptorium, il pouvait s'y réfugier en espérant que les mages perdent sa trace.

Il venait de tout perdre. Le scriptorium, les livres, ses adelphes, il venait de perdre toute sa vie. Il ne lui restait que son pendentif de scripteur qu'il serra dans sa main gauche tout en continuant de courir : il y était presque, il avait presque rejoint les premiers arbres. Son souffle fut coupé lorsqu'il ressentit une vive douleur au milieu de son mollet droit. La pointe d'une flèche venait de transpercer sa peau et s'y était logée. Il ne regarda pas derrière lui et continua de courir, encore, malgré sa jambe qui le ralentissait. Il boitait atrocement mais épuisa ses dernières forces et en puisa de nouvelles dans sa terreur qui ne cessait de grandir. Il avait rejoint la forêt mais il continua de courir, ses sandales s'accrochaient dans des racines, ses jambes et ses pieds furent blessés par des branches et des ronces mais ça ne l'arrêta pas. La flèche se brisa en lui arrachant un cri de douleur. Il s'enfonça dans les bois, encore et encore, sans savoir dans quelle direction il allait, sans savoir s'il survivrait aux prochaines heures. Il devait continuer de courir, encore et encore, s'éloigner encore plus, être le plus loin possible du scriptorium, son abri, son foyer, ce à quoi il avait dédié toute sa vie.

Cette réalisation le frappa et fut encore plus douloureuse que toutes ses blessures réunies. Il n'avait plus de raison de vivre. Les mages avaient certainement pu ouvrir la Grande Bibliothèque Sacrée avec la marque de gardien sur la main d'Aslan, dont le corps était encore intact lorsque Beollán était parti. Son serment de scripteur avait été violé, il avait fui alors qu'il aurait dû mourir en protégeant les plus grands secrets d'Yrmid. Il était encore vivant alors que tous ses adelphes étaient morts, parce qu'il avait décidé, par égoïsme, de travailler seul, hors de l'aula.

Il tomba, ses dernières forces l'avaient abandonné. Ses doigts recouverts de suie se crispèrent dans la terre humide. Des larmes coulaient, enfin, et ses sanglots brisèrent le silence environnant de la paisible forêt. Son front rencontra le sol à son tour, il était recroquevillé, il voulait disparaître.

Il aurait dû mourir.

Il n'avait pas le droit d'être en vie.

Tout devint noir autour de lui. 

Chroniques des Neufs - T1 MorsiriaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant