Chapitre dix :

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Eren regarda la façade impersonnelle de l'hôtel devant lequel il était garé, à travers la vitre embuée de la voiture. Il connaissait cet hôtel par cœur, depuis le parfum d'ambiance au lilas qui inondait les couloirs jusqu'aux draps rugueux qui finissaient toujours par s'entortiller autour de ses chevilles. Il était venu ici des dizaines de fois mais jamais avec ce poids qui lui écrasait la poitrine. Il n'y avait rien à faire, cependant. Il envoya son texto d'arrivée à l'agence. Son client de ce soir était un homme d'affaires qui louait ses services chaque fois qu'il venait en ville depuis deux ans. Il repartirait le lendemain matin à la première heure et reprendrait le fil normal de sa vie, sans séances de baise secrète avec un escort gay. Le brun vérifia le numéro de la chambre, mit son téléphone en mode silencieux et le glissa dans sa poche, puis il ouvrit la boîte à gants et en sortit sa trousse de toilette.

Elle contenait tous les objets indispensables à son travail, y compris un flacon de pilules bleues, fournies par Keith. Ce soir, il savait qu'il en aurait besoin. Il ne parvenait pas à se mettre dans l'humeur. La dissociation qu'il opérait toujours entre son corps et son esprit avant d'aller rejoindre un client ne se déclenchait pas. Même l'idée d'apporter à cet homme un plaisir qu'il ne trouvait pas ailleurs ne parvenait pas à le débloquer. Il avala la pilule avant de prendre une pastille à la menthe. Les préservatifs et le lubrifiant étaient déjà dans sa poche, mais il s'accorda quelques secondes pour passer un peu de baume sur ses lèvres avant de ranger le kit dans la boîte à gants.

Sucer un homme pendant une heure n'était pas la fin du monde, et son client était quelqu'un de correct. Le poids de la cinquantaine s'était stocké au niveau de son estomac, son front était dégarni et des rides marquaient le contour de ses yeux. Il n'avait pas d'exigences tordues et aucune envie de discuter, ni avant, ni pendant, ni après l'acte. Le client idéal, d'une certaine façon. Le froid extérieur s'infiltrait dans la voiture. Il lui restait encore dix minutes avant de monter. Il n'y avait pas de voiturier ici, pas de hall élégant ni de commerces chic aux alentours. Juste un parking sombre et impersonnel. La bretelle d'accès à l'autoroute se trouvait à un bloc de là. Eren entendait le grondement sourd du trafic au loin. Dans son métier, c'était souvent ces dernières minutes les pires. Il avait choisi ce travail librement et, la majeure partie du temps, ça lui convenait. Contrairement à beaucoup d'idées reçues, il n'éprouvait ni honte ni déshonneur. Le sexe était un acte naturel et positif aussi longtemps qu'il était consenti. Monnayer son corps n'était pas avilissant à ses yeux. Bien sûr, il imaginait le dégoût sur le visage de ses parents s'ils venaient à découvrir comment leur fils gagnait sa vie.

Cela les conforterait dans l'idée qu'il était devenu ça parce qu'il était gay, mais c'était parce qu'ils l'avaient abandonné qu'il avait dû chercher un moyen pour survivre. La tête appuyée sur l'appui-tête, il ferma les yeux. C'était une erreur car son problème se matérialisa derrière ses paupières.

Livaï Ackerman. Cet homme s'était ouvert à lui et lui avait offert quelque chose d'inestimable, sa confiance. Certains clients lui avouaient leurs fantasmes secrets et parfois même leurs problèmes personnels, mais aucun n'avait jamais remis sa vie entre ses mains, avec une foi aussi bouleversante. De tous les hommes qu'il avait connus, Livaï était le seul à le considérer comme une personne, un ami et pas seulement comme un type qu'on baise pour du fric. Il lui avait demandé la permission de l'embrasser. La permission. La plupart de ses clients prenaient ce dont ils avaient envie sans lui poser de question. Ils aimaient le faire avec lui mais rares étaient ceux qui accepteraient qu'on les voie ensemble.

Mais il n'avait plus longtemps à tenir. Encore quatre-vingt-quatre jours. Ensuite il retrouverait sa liberté. Il avait sacrifié tant de choses à son travail pendant si longtemps qu'il ne pouvait pas tout lâcher maintenant. Quoi qu'il lui en coûte. Il ouvrit la portière d'un geste brusque. Le vent lui cingla le visage, le rappelant à l'ordre. Il avait un client à satisfaire et une réputation à défendre. Le fantôme du noiraud n'avait pas sa place ici. Bien sûr, ça ne l'empêcha pas de penser à lui quand son client lui enfonça son sexe dans la bouche, ni d'imaginer que c'était ses mains qui le clouaient sur le matelas et lui écartaient les fesses. Ce fut pour cet homme aux airs mystérieux qu'il gémit, pour lui qu'il banda, pour lui qu'il jouit, d'ailleurs.

Sous ton emprise... Où les histoires vivent. Découvrez maintenant