Même si souvent je méprise ou raille les humains, que personne n'aille croire que je les accuse et les incrimine. Je ne souhaite rendre autrui responsable de ma misère personnelle. Moi qui ne côtoie que très bien le bord de la vie, là où elle s'engouffre dans l'obscurité sans fond. Je mens quand j'essaie de faire croire aux autres que j'appartiens toujours à ce doux monde. Las, je déambule dans ce couloir aux murs blancs et m'arrête face à cette porte, blanche elle aussi, qui me sépare de l'autre service, de l'autre monde.
Je la regarde, elle qu'ils qualifient de folle. Une tristesse omnisciente flotte, claire et froide, au fond de ses yeux, qui semblent avoir souffert toutes les souffrances imaginables et leur avoir dit oui. Ses lèvres parlent péniblement, sans cesse, elle répète encore et encore les mêmes mots sans que personne n'y prête attention. Ses lèvres parlent, entravées, comme lorsque l'on parle quand on a le visage raidit par un grand froid. Ses mots je ne les comprenaient pas, sûrement pour elle ils avaient du sens. Le regard que maintenant me jetait cette femme, usée par la vie, était bien curieux. Un regard de camaraderie, amusé, malicieux, si lourd de savoir et de gravité sans fond. Était-elle comme moi ? Avait-elle, elle aussi cette certitude d'être condamné au périssable, à l'imperfection, à l'éternel essai ? Pensive elle me regardait maintenant au fond des yeux, sa bouche me souriant.
Elle me redonnait un petit peu d'espoir, ce sourire, il était puissant. Il voulait dire tant de choses de mes yeux de spectateur. Elle était seule cette femme, mais ne paraissait pas si malheureuse que ça. Je pouvais déceler de l'inquiétude dans son regard, que nos paroles ne pouvaient pas stopper.
Mme R., arriva brusquement vers moi sans que je ne la voie s'approcher. Je lui ai demandé par gentillesse si elle se sentait mieux qu'hier. Elle me fit un geste d'agacement qui signifie, ne me parlez plus de ça, et elle me lança sur un autre sujet qui me fit oublier la femme de l'autre côté. La discussion ne fut pas très intéressante, elle me parla d'un épisode de sa vie qu'elle m'avait déjà raconté un bon nombre de fois, en y ajoutant quelques détails par moment mais rien de très surprenant. Elle pensait que ce soir elle allait partir, comme chaque soir elle allait faire sa valise et attendre avant de s'écrouler de nouveau à la nuit tombée voyant qu'elle allait passer une nuit de plus ici. On pourrait dire que Mme R. était attachante malgré ses nombreuses divagations. Parfois je m'efforçais de lui parler longuement du présent et d'échanger avec elle sur des choses simple comme pour l'aider à ne pas replonger dans le passé et s'y noyer pour de bon. C'était une femme seule elle aussi.
Je ne me souviens pas de ce que nous avons parlé mais je me souviens de ce que cet échange m'a emmené à penser. C'est dans le désordre des ruptures et la guerre des cœurs que, pareils à des étoiles qui se détachent pour fuir les pesanteurs et agrandir l'univers, des hommes à nouveau libres se mettent à graviter normalement, c'est-à-dire, en s'éloignant des uns et des autres pour l'éternité. Notre destin, ou plutôt notre ambition, n'est pas de nous rapprocher pour nous tenir chaud, elle est au contraire de nous éloigner de là où nous avons commencé. Par la pensée, l'imagination, la marche : surtout ne jamais rester là où la vie nous a un jour posé.
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La psychiatrie
Non-FictionDeuxième fois que je suis hospitalisé. Désormais j'ai dix-huit ans et je suis interné sans mon consentement dans le service des adultes, en psychiatrie aigüe. De longues journées passent, remplies de solitude, de remises en question, et d'obligati...