Chapitre 1

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Bouleversée, j'étudie avec une incrédulité macabre les taches d'un rouge sombre qui perlent sur mon épiderme. J'ai beau les avoir frottées avec acharnement un long moment, impossible de les faire disparaître. A croire que le sang que j'ai sur les mains veut imprégner ma peau de sa marque indélébile pour que jamais je n'oublie cette nuit fatidique. Un haut-le-cœur me prend alors qu'un flot indomptable de souvenirs se déversent dans ma tête. La vision de mes mains me devient insupportable, un vrai supplice. Je les enfouis sous mes cuisses pour ne plus les voir. Puis je relève la tête vers mon père qui s'entretient avec Karen. Seule la tension de leur dos témoigne de leur trouble pendant qu'ils discutent calmement des événements qui se sont déroulés cette nuit. Je sens le poids de leurs regards, lancés à la dérobée, tandis qu'ils m'excluent ouvertement de leur conversation. Une colère sourde s'éveille en moi, sentiment salvateur au milieu du bordel émotionnel qui menace le peu de raison qu'il me reste. Je me focalise dessus pour ne pas sombrer? la fais grandir pour qu'elle balaie le reste.

— Vous allez arrêter de m'ignorer, bon sang ?! hurlé-je en me levant brutalement. JE SUIS LA, JE VOUS SIGNALE !

Surpris par mon élan de colère, Karen et mon père s'interrompent net pour me fixer, bouche bée. Leur soudaine attention souffle le peu de contenance que j'ai, ma colère s'évapore en un battement cil, remplacée par des sanglots infatigables. Comment a-t-on pu en arriver là ?

Terrassée par le chaos grondant sous le peu de raison que je conservais, je tombe à genoux, incapable de retenir mes larmes. Dévastée, mon souffle se bloque dans ma gorge, je ne parviens plus à respirer. La panique me prend, je suis parcourue de tremblements.

A travers le voile brouillé de mes larmes, je perçois vaguement mon père s'accroupir devant moi, la main tendue.

Loin de me rassurer, je me recroqueville sur le carrelage froid, dans une vaine tentative de protection.

Il hésite, retire sa main.

Mes poumons me brûlent ; j'étouffe sous le poids de souvenirs qui m'assaillent en tous sens, qui matraquent mon esprit déjà affaibli.

J'appelle désespérément l'air à pénétrer mon corps, je halète, mais rien à faire, l'univers se refuse à céder à ma requête. Il me punit et je ne peux gagner contre lui. Ma conscience s'effrite mais une certitude persiste : cette fois, ce n'est pas un simple étourdissement qui m'attend.

C'est le voile noir de la mort qui me cueillera avant l'heure.

Juste retour des choses.

Pourtant, me parvenant comme de très loin à travers les limbes, une mélodie familière sifflotée avec justesse me retient. Happée par cette berceuse que je n'avais plus entendue depuis des années, une partie de moi lutte encore. Juste un peu. Jusqu'à la fin du morceau.

Je l'entends de plus en plus distinctement. Je revois ma mère danser sur son violon qui déverse ce son si beau, si pur, hypnotisant. Puis le souvenir de mon père qui le chantonne, accroupi devant moi, lui qui n'a plus jamais fredonné après la mort de maman... Alors pourquoi chantait-il ?

La réponse me revient dans le foutoir de ma tête : pour me calmer, m'apaiser.

Exactement comme maintenant.

Je me focalise sur l'air qu'il siffle inlassablement, jusqu'à ce que la musique de ma mère ait définitivement chassé les dernières traces de panique. Caressant délicatement mes cheveux, mon père m'observe intensément. Je lis toute son inquiétude dans ce regard. La même que cette fameuse nuit où il m'a confié à mon grand-père... Derrière lui, la même expression soucieuse sur le visage de ma conseillère d'éducation qu'elle tente de dissimuler en s'affairant autour de son service à thé.

L'Ecole des Neuf Muses (T2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant