Chapitre 5

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Tu t'occupes d'aller à la capitainerie nous enregistrer ? me demande mon grand-père, occupé à nouer le bout à la bitte d'amarrage.

Un soleil radieux illumine son visage trempé de sueur et l'oblige à plisser les yeux quand il redresse la tête vers moi en dépit de sa vieille casquette rouge usée jusqu'à la corde qu'il porte par tous les temps. Je termine d'attacher la dernière voile avant de hocher la tête. Je m'empresse de descendre dans la cabine afin d'y récupérer les papiers nécessaires. De retour sur le pont, mon grand-père se relève avec une certaine grâce acquise par l'habitude et une forme bien entretenue malgré son âge avancé. Avec sa peau tannée par les rayons solaires, sa musculature développée à force de tendre les voiles et de nager dans les eaux profondes des océans, sa sempiternelle casquette qu'il traîne depuis l'adolescence et son sourire taquin, on ne lui donnerait pas bientôt soixante-douze ans.

Il retire brièvement son couvre-chef pour s'essuyer le front. Je me mords les lèvres pour retenir mon envie de rire face à ses longs cheveux gris désordonnés et pégueux de transpiration. Devinant mon hilarité, il hausse un sourcil provocateur.

Un problème la mousse ? me rabroue-t-il avec bonne humeur.

Disons que t'aurais bien besoin d'un coiffeur... répliqué-je, espiègle.

Comment ça ?! s'offusque-t-il faussement. Tu n'apprécies pas ma mise en plis ?! Je suis vexé, j'étais tellement fier de ma coupe...

Il tâte le sommet de son crâne comme pour s'assurer que sa coiffure tient en place. Amusée par son petit manège, je ne peux m'empêcher de rire cette fois-ci.

Mais si ! affirmé-je tendrement. Tu es le plus beau et le plus génial des grands-pères, je t'assure !

A sa hauteur, je dépose un chaste baiser sur sa joue pour appuyer mes propos.

Berk ! m'indigné-je, le goût de sa transpiration sur mes lèvres. Dégoutant !

Je m'essuie la bouche avec empressement sous le regard hilare de mon grand-père.

C'est ça, se moque-t-il. Maintenant, disparais avant que je ne te jette aux requins ! Gamine indigne...

Je lui offre mon sourire le plus innocent en sautant sur le quai de Piombino.

Je t'aime ! tenté-je de l'attendrir en partant.

Ouais, moi aussi gamine, râle-t-il mais son visage plein de tendresse et d'affection dément totalement son ton.

Le sourire aux lèvres, je m'élance jusqu'à la capitainerie du port de plaisance d'un pas sautillant. Je me retourne une dernière fois pour saluer mon grand-père et jeter un dernier regard à la Petit'Anick. L'embarcation elle-même ne paie pas de mine, c'est un bateau assez modeste, à la carène d'un blanc cassé et à la cabine en bois qui demande un entretien faramineux. Sa seule extravagance réside dans ses deux barres de flèches, peu communes sur un voilier de croisière comme le nôtre.

Un rayon de soleil frappe ma vision, éblouissant, douloureux. Par réflexe, je lève ma main en fermant les yeux pour me protéger de cette vive lumière agressive. Une chaleur moite colle mes vêtements à ma peau tandis que l'air devient presque étouffant. Une odeur de brûlé emplit mes poumons, des cris paniqués retentissent partout autour de moi. Le changement d'atmosphère m'oblige à rouvrir les paupières. C'est alors que je découvre un tout nouveau paysage devant moi.

Le soleil brille toujours aussi fort mais d'immenses flammes d'un rouge incandescent lui volent la vedette. Une épaisse fumée noire s'élève dans le ciel sans nuages. Des mouettes s'éloignent à tir d'ailes du brasier alors qu'une foule de curieux s'amasse autour du bateau en feu. Leurs cris ne suffisent à masquer les craquements sinistres de la petite embarcation en proie à ces flammes destructrices qui ravagent le pont, grandissent le long du mât, nourries par la voilure. Simple spectatrice hypnotisée, je suis incapable de détacher mon regard de cet horrible spectacle à la grâce ravageuse.

L'Ecole des Neuf Muses (T2)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant