Chapitre 1 : Olivier

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Avec ma mère, nous nous appelons plusieurs fois par semaine. Besoin d'une recette, d'un conseil, des nouvelles de mamie qui n'est pas très en forme en ce moment. Pour plein de raisons, mais jamais pour rien. Jamais, juste pour savoir comment ça va. Alors, quand elle m'appelle « comme ça », en cette fin d'après-midi de dimanche, je trouve cela étrange. Je l'écoute néanmoins poser des questions sur la journée passée, sur les notes des enfants, sur mon travail, et m'efforce de faire la même chose, parce qu'après tout, c'est sûrement normal de bavarder avec ses proches le dimanche, quand le jour et le week-end déclinent. Et puis, il y a ce silence, ce silence qui me laisse croire que j'ai raison, on ne s'appelle pas pour rien chez les Mauboussin.

— Il va mourir, murmure enfin ma mère, d'une voix qui me semble hésitante.

­— Qui ? César ? demandé-je bêtement, parce que son petit Yorkshire est le premier être vivant qui me vient à l'esprit.

— Non ! s'indigne-t-elle.

— Mais qui alors ?

Un autre silence, bien plus éloquent cette fois, prend la suite. Je suis visiblement censée savoir qui va mourir. D'après ma mère, ce devrait être une évidence. Pourquoi est-ce que je n'arrive pas à trouver de qui il s'agit ?

— Ton père, précise-t-elle alors, sur un ton de reproche.

— Oh.

Je n'ajoute rien, et elle en profite pour m'expliquer qu'un de mes oncles, avec qui elle est vaguement restée en contact, l'a appelée pour la prévenir. Cancer du poumon. Quelques mois, peut-être des semaines. Il n'avait rien dit, mais il aimerait me revoir, c'est sûr.

Après avoir raccroché, je reste plusieurs minutes assise dans le noir, sur l'accoudoir du canapé, jusqu'à ce qu'Olivier, mon mari, vienne me rejoindre.

— Ça va, chérie ? Qu'est-ce qu'elle voulait ?

Je lève vers lui un regard vide, exempt de toute émotion.

— Mon père. Il va mourir, dis-je, comme j'aurais pu annoncer que j'ai oublié d'acheter des yaourts.

Sur le visage d'Olivier, l'étonnement se joint à l'air compatissant.

— Ma chérie... je suis désolé. Que vas-tu faire ?

— Eh bien... le dîner. C'est bientôt l'heure.

­— Juliette, tu ne crois pas que ce serait justement le moment...

— On en parlera plus tard. Pas un mot devant les enfants, s'il te plaît.

Je me lève, sous son regard mi peiné, mi agacé, pour me rendre dans la cuisine.

J'aime cuisiner. C'est une tâche gratifiante, un bon repas, les mines réjouies de mon mari et mes enfants à table. Et c'est une activité qui me permet de me vider la tête. Avec un café ou un verre de vin selon l'heure, ma playlist dans les haut-parleurs connectés, c'est un moment que j'apprécie, d'autant que j'ai la chance d'avoir une belle et grande pièce pour me livrer à mes expériences culinaires. Les escalopes de poulet marinent depuis le matin dans une sauce à la moutarde à l'ancienne et au miel. Je dispose dans un grand plat des cubes de potimarron, de patates douces et de pommes de terre, ajoute un peu d'huile d'olive, des oignons et dépose la volaille par-dessus, avant d'enfourner le tout. Dix-huit heures trente, le moment des douches, de fermer les cartables, préparer les goûters pour le périscolaire du lendemain.

Nous passons à table. Le menu plaît à tout le monde, les enfants se régalent, mais je chipote, jouant avec les morceaux de légumes, tout en évitant les yeux de mon mari posés sur moi, son regard lourd, soucieux, que je ne sais pas comment interpréter.

J'aurais préféré apprendre qu'il était déjà mort. Crash en voiture. Infarctus. Accident domestique. J'aurais peut-être eu des remords, des regrets, mais je ne me serais pas torturée pour savoir quoi faire de cette information.

— Tu dois y aller ! insiste mon mari, une fois les enfants couchés. Tu sais où il habite, non ? Enfin, Juliette, réfléchis, tu ne peux pas faire comme si tu ignorais tout ça ! Et je ne parle même pas des enfants.

— J'ai besoin de temps...

— Il n'en a pas, et toi non plus.

Je saisis la télécommande, et augmente le son de la télévision. C'est la météo, j'aime bien savoir quand j'aurai besoin d'un parapluie, mais Olivier me la prend des mains et éteint l'écran.

— Juliette, sois raisonnable.

— Ne me dis pas ce que je dois être, répliqué-je sèchement.

— Écoute, je sais que tu lui en veux, pour tout ce qui s'est passé quand tu étais ado, mais tu es une adulte aujourd'hui, et il est temps de tourner la page. C'est l'occasion parfaite ! C'est ton père, chérie. Tu ne peux pas ignorer cela.

Je me lève, et me dirige directement dans notre chambre, sans un mot. Voilà une des raisons qui font que je déteste mon père. Même à distance il réussit à semer la zizanie entre mon mari et moi.

Couchée sur mon lit, les yeux au plafond, je rumine. Il y a trois heures, c'était juste une fin d'après-midi normale, après un bon week-end en famille, ressourçant comme toujours. Un coup de fil, un appel, une nouvelle et tout est remis en question. Olivier n'a jamais ni compris, ni vraiment accepté que j'aie coupé les ponts avec mon père, et si, au quotidien il ne m'embête pas vraiment avec ça, je sens bien que cette nouvelle carte dans le jeu fausse toute la donne. Je lui en veux de ne pas me soutenir dans mes choix, même si c'est la première fois, et je sais bien que cette brouille entre nous est loin d'être la dernière à ce sujet. A cet instant, je me sens complètement perdue, seule au monde. C'est cela qui me conduit à prendre mon téléphone, presque instinctivement, et à envoyer ce message à Simon. Quatre petits mots, après tant d'absence.

J'ai besoin de toi.

L'amour à l'imparfaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant