On se ressemble tellement.
J'aime Olivier, de tout mon cœur et de toute mon âme, profondément. Mais je crois que je ne me remettrai jamais du fait que ça n'ait pas marché avec Simon. Est-ce que ça aurait été différent si on avait fait davantage d'efforts ? Si on avait eu quelques années de plus qui nous auraient rendus plus matures ? Où est-ce que ce n'était qu'une utopie ? Pourquoi ce besoin irrépressible de regarder en arrière, de ressasser le passé, de regretter, même peut-être ? Je n'arrive pas à me débarrasser de cette sensation de gâchis. Et c'est moi qui ai tout gâché. Pourtant, et malgré tout, je ne peux pas imaginer qu'aujourd'hui, je pourrais être plus heureuse avec un autre que je le suis avec Olivier. Même avec Simon. Alors, pourquoi ? Je n'ai plus de sentiments pour lui, plus de sentiments amoureux en tout cas. Je n'ai pas envie d'un nouveau « nous deux ». Mais alors, pourquoi ce besoin de faire revivre le passé ? Pour ne pas oublier ?
Ce soir, nous avons rendez-vous dans un autre bar, bien plus calme que celui de la semaine précédente. Une part de moi pense – ou espère – que l'ambiance un peu électrique de nos retrouvailles était due à l'atmosphère bruyante du club. Là où je lui ai proposé de me retrouver aujourd'hui, le cadre est plus cosy, la musique moins forte, il y a moins de monde, nous serons plus au calme pour discuter.
Cette fois, il est déjà là quand j'arrive, mais, gentleman, il a pris la chaise face au mur et m'a laissé la banquette. Je le reconnais de dos, il se lève quand je l'interpelle, et m'embrasse sur les joues, deux braves bises, comme un copain, sans ambiguïté. C'est notre premier contact physique, hormis sa main sur mon poignet pour me retenir la semaine dernière, qu'il avait si vite retirée. Je me sens plus sereine aujourd'hui, et lui aussi, il semble apaisé. Débarrassés du stress inhérent aux retrouvailles.
Il m'interroge gentiment sur ma journée, sur ma semaine, et je l'imite. Nous évitons soigneusement d'évoquer les personnes qui partagent nos vies pour ne pas reproduire le désastre de notre entrevue précédente.
— Et ta mère, ta sœur, comment vont-elles ? Ta maman est toujours infirmière ?
Je souris, Simon connaît tant de choses sur moi. Je lui explique que ma maman est toujours infirmière, oui, mais qu'elle a troqué l'hôpital et son rythme infernal pour une maison de retraite. Je lui raconte ma sœur aussi, exilée en Corée du Sud, que je n'ai pas vue depuis deux ans, qu'elle ne me manque pas vraiment. Il n'est pas étonné. Quand nous étions ensemble, mes relations avec Angélique étaient déjà tendues, trop différentes toutes les deux, comme si nous avions choisi une interprétation diamétralement opposée de l'éducation donnée par nos parents. En vérité, je crois que c'est plutôt leur séparation qui a changé la donne, rien n'a plus jamais été pareil entre nous après ça. Quelque part, nous aussi, nous avons divorcé à ce moment-là.
— Et ton grand père, alors ? Papi Lulu ? Toujours bon pied bon œil ? rit Simon en se souvenant avec tendresse du vieil homme, chez qui j'avais vécu quelques semaines, alors que ma mère était en vacances à l'autre bout du monde avec son nouvel amoureux. A cette époque-là, je venais juste de rencontrer Simon, et nous n'avions pas encore de portable. Il était en vacances aussi, et il m'écrivait de longues lettres enflammées chez mes grands-parents, m'appelait sur le poste fixe depuis une cabine téléphonique ou le téléphone de sa grand-mère, et mon papi Lucien, que tout le monde avait toujours appelé affectueusement « Lulu », lui avait fait passer un véritable entretien pour savoir s'il était digne de sa petite fille chérie. Plus tard, ils s'étaient rencontrés, et mon grand-père appréciait beaucoup Simon, modèle particulièrement réussi de petit-gendre idéal, du moins en apparence.
— Il est mort, il y a onze ans.
— Oh mon Dieu, pardon, Juliette... je suis désolé, je l'ignorais. Excuse-moi.
— Ne t'en fais pas, tu ne pouvais pas savoir.
— Pourquoi tu ne me l'as pas dit ? Ça a dû être un coup dur, murmure-t-il en me regardant gravement. Je sais combien vous étiez proches.
— Oui, confirmé-je. Ça a été très dur. Depuis que j'étais brouillée avec Marc, il l'avait complètement remplacé dans son rôle de père Il est mort quelques mois avant mon mariage. C'est lui qui devait me conduire à l'autel, il était tellement fier... Pendant longtemps, j'ai eu du mal à en parler, à évoquer sa mort. Ce qui explique mon silence à ce sujet. Je suis désolée.
Sans un mot, Simon pose sa paume chaude sur le dessus de ma main, la presse quelques instants et la retire. Je déteste que l'on pénètre dans ma sphère intime, que l'on s'approche, que l'on me parle de trop près, que l'on me touche. Mais lui, il a tous les droits. A l'intérieur de son avant-bras, j'aperçois un grand tatouage, une suite de lignes, d'arabesques, des espèces de kaléidoscopes, je me demande ce que cela signifie pour lui. Mon regard remonte doucement le long de ses bras, jusqu'à ses épaules, son torse. Quand nous sortions ensemble, Simon faisait du foot, comme à peu près la moitié des garçons du lycée, et il avait le corps qui allait avec. Assez petit, mais musclé, parfaitement galbé. Je ne sais pas s'il pratique encore régulièrement le foot ou un autre sport, mais je constate qu'à l'approche de la quarantaine, son corps n'a pas changé.
— Et par rapport à ton père, justement, tu parviens à y voir plus clair ? questionne-t-il très doucement, et je redescends brusquement sur terre.
— Non, je crois que c'est même le contraire. Je suis incapable de faire le tri dans mes sentiments, de pouvoir mettre des mots sur ce que je ressens. Si tu savais... j'aurais tellement voulu qu'il soit déjà mort pour ne pas avoir à me torturer de la sorte sur la conduite à tenir, expliqué-je en répétant cette formule qui ne me quitte pas depuis l'appel de ma mère.
— Je comprends.
Simon comprend. Il me comprend.
— Tu es bien le seul.
Il me dévisage à ces mots qu'il interprétera comme il le souhaite. C'est le seul aveu que je concède mais l'appeler à mon secours, réclamer sa présence auprès de moi n'en est-il pas déjà un de toute façon ?
La soirée s'éternise cette fois. Nous commandons un plateau de charcuterie et de fromage que nous partageons en discutant du bon vieux temps, nos amis de l'époque, le grand jeu de « que sont-ils devenus » ou « tu te souviens d'untel ? », de notre vie d'aujourd'hui aussi, nos enfants même, mais toujours sans mentionner Olivier ou Delphine, comme à ni oui ni non.
Je suis surprise quand je constate qu'il est minuit passé. Je rentre rarement aussi tard, Olivier va s'inquiéter. Je me lève à regret, et rassemble mes affaires. Cette soirée dans le passé m'a fait tellement de bien, dans ces jours où le présent me joue de mauvais tours, j'ai vraiment eu la sensation de m'évader vers ma jeunesse.
— Tu rentres sur Lyon ? lui demandé-je, inquiète de l'heure tardive.
— Ne t'en fais pas pour moi, me répond-il simplement. Puis brusquement, presque à brûle-pourpoint : On va se revoir ?
Je reste interdite, comme si cette idée ne m'avait pas effleurée jusqu'à présent. Ce qui est faux bien entendu.
— Je ne sais pas. Tu crois que c'est raisonnable ?
— On ne fait rien de mal.
— C'est vrai. Alors, préviens-moi quand tu seras disponible, si jamais tu remontes voir tes parents...
— Vendredi, dans quatre semaines ? propose-t-il immédiatement.
Je suis surprise par la rapidité de sa réponse. D'après nos anciens amis en commun, Simon ne remontait qu'une ou deux fois par an, c'est plutôt ses parents qui descendaient le voir à Lyon Je me demande bien entendu si c'est juste pour me voir, ou s'il a d'autres raisons de multiplier les voyages, mais je ne lui poserai pas la question.
— D'accord, acquiescé-je.
A nouveau, il m'embrasse sur les joues, mais beaucoup plus délicatement cette fois, et je le sens s'arrêter un instant pour respirer mes cheveux.
C'est un jeu dangereux, mais je n'ai pas du tout envie d'arrêter la partie.
VOUS LISEZ
L'amour à l'imparfait
RomanceUne femme - trois hommes - trois histoires. Juliette mène une existence calme et paisible, entre ses deux enfants et son mari avec lequel elle forme un couple fort et stable. Quand le passé revient la hanter après vingt ans, sous la forme d'un choi...