Chapitre 5 : Olivier

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J'arrive chez moi à pas de loup. Sans bruit, j'ouvre la porte et la referme avec mille précautions pour ne pas la claquer ou faire tinter les clefs, j'enlève mes chaussures et ma veste.

Depuis le salon, le son de la télévision me parvient. J'entre sur la pointe des pieds et découvre Olivier endormi sur le canapé. Quinze ans après, je suis toujours émerveillée par le spectacle de mon mari abandonné au sommeil. Sourire aux lèvres, j'avance vers lui et ôte délicatement les lunettes qui sont encore sur son nez. Mon geste le réveille, il remue et baille en ouvrant les yeux.

— Il est quelle heure, tu rentres drôlement tard, non ?

— Oui, il est presque une heure, avoué-je. Tu n'aurais pas dû m'attendre...

— T'étais avec qui ? demande-t-il d'une voix ensommeillée en s'étirant.

Je me penche pour attraper la télécommande sur la table basse et éteindre la télévision.

— Mes copines de fac. Ça faisait un moment qu'on ne s'était pas vues, on a fait la tournée des bars.

— C'était bien ?

— Oui, très sympa.

— Je suis content pour toi, ma chérie, sourit-il en m'embrassant. On va se coucher ?

Je le suis jusque dans la salle de bains, le cœur serré. Mentir, c'est tromper ?

Les jours suivants me laissent peu de répit.

Je prends enfin la décision d'appeler ma sœur, que ma mère avait prévenue en même temps que moi. Comme je l'avais imaginé, elle ne m'est d'aucune aide. De si loin, elle ne ressent ni le besoin, ni l'envie de faire le voyage pour le revoir une dernière fois. Elle me coupe trois fois la parole pour m'expliquer que son emploi du temps ultra-chargé ne lui laisse pas la possibilité de s'offrir un aller-retour en avion, que puisque je suis sur place, c'est à moi de « gérer ça », et que franchement, elle n'a pas le temps, elle . Ma sœur a toujours eu la capacité de se noyer dans un verre d'eau, d'imaginer que sa vie est bien plus compliquée que celle des autres. Je finis par raccrocher, énervée, comme après chacune de nos conversations.

Puis c'est ma mère qui m'appelle à son tour, me presse pour savoir si je vais y aller, lui téléphoner, le soutenir. Le passé c'est le passé, ma chérie, c'est l'occasion ou jamais de lui pardonner, me rabâche-t-elle. Elle et Olivier peuvent se donner la main, leur discours ne varie pas d'un iota. Après ce qu'il lui a fait subir, je n'arrive pas à croire qu'elle puisse passer l'éponge si facilement. La maladie, la mort même, ne donne pas tous les droits. Il est inenvisageable pour moi d' « oublier » sous prétexte qu'il va mourir. Je n'en ai ni la capacité, ni même l'envie. La discussion tourne en rond, et nous finissons par changer de sujet, toutes deux agacées par l'attitude de l'autre.

Le coup de grâce m'est porté par mes beaux-parents au cours d'un déjeuner dominical chez eux. Je n'ai pas un sens de la famille très développé, au contraire d'Olivier, et je sais qu'il apprécie de passer du temps chez ses parents. Si je l'écoutais, on y mangerait tous les dimanches midis, mais nous avons trouvé un consensus pour une fois par mois environ, et lui y va régulièrement le vendredi soir pour dîner avec Lalya et Milan.

— Olivier nous a raconté pour ton papa, souffle ma belle-mère sur le ton de la confidence, une fois que les enfants sont sortis de table pour jouer entre cousins.

Je suis tellement estomaquée que je n'élude même pas. Le silence se fait, et tout le monde me regarde d'un air compatissant, mon beau-père, Martial et François, les frères d'Olivier, Charline, la femme du premier, et bien sûr, ma belle-mère. Seul mon mari semble un peu mal à l'aise, mais en même temps, quelle idée a-t-il eu ? Je sens la colère enfler, mais je veux me maîtriser, ce n'est ni le lieu, ni le moment de faire un scandale.

— Oui, c'est une situation compliquée... tenté-je.

— C'est sûr, mais c'est l'occasion. Tu sais, ma grand-mère, une femme très sage, disait toujours : « Il faut pardonner. Ça ne change rien au passé, mais cela peut influencer le futur. »

— Excusez-moi, Yolande, mais c'est très douloureux d'en parler. Je préfère que l'on change de sujet, réponds-je avec toute la douceur dont je suis capable, malgré la fureur qui me serre la gorge et pulse jusque dans mes oreilles.

— Bien sûr, ma grande, je comprends. Mais si tu as besoin, tu peux en discuter avec Bertrand, c'est un peu comme un père pour toi, propose-t-elle.

Je me retiens de lever les yeux au ciel et de répliquer que cela fait vingt ans que je me débrouille seule, que personne n'a jamais remplacé mon père si ce n'est mon papi Lulu avant de partir. Mon beau-père est très gentil, mais je ne l'ai jamais considéré, de près ou de loin, comme un papa de substitution.

Plus personne n'ajoute rien, surtout pas Olivier qui évite soigneusement le regard noir que je lui lance.

Je prends sur moi le reste de l'après-midi puis nous prenons congé et rentrons enfin chez nous. Loin de s'atténuer avec le temps, ma colère grandit. Tant que nous ne sommes pas seuls, je m'efforce de rester calme, je m'adresse à Olivier de manière concise mais il sent mon ton froid et détaché, prévoit la tempête. Jamais nous ne nous disputons devant les enfants. Quel que soit le sujet du conflit, nous différons toujours les discussions houleuses. J'ai trop souffert de la violence mutuelle de mes parents l'un envers l'autre pour imposer la même chose à mes enfants.

J'envoie enfin Layla et Milan à la douche. Olivier me lance un regard contrit et j'attaque dès la porte de la cuisine refermée.

— Comment as-tu...

— Je suis désolé, Juliette, me coupe-t-il immédiatement. Je ne voulais pas te mettre mal à l'aise. Je pensais simplement qu'un point de vue extérieur...

— Je ne veux pas d'un point de vue extérieur ! Je ne veux pas discuter de ça, ni avec ma mère, ni avec ma sœur, ni avec toi, et encore moins avec tes parents, m'emporté-je.

— Ne crie pas, s'il te plaît. Les enfants vont t'entendre.

— Tu as raison, admets-je, en baissant d'un ton, mais ça suffit. Je refuse que tu te mêles de cette histoire, elle ne te concerne pas.

— Je ne suis pas d'accord. Nous sommes un couple, une famille, et ce qui te touche me concerne autant que toi.

— Non, contré-je. Comme vous le répétez si bien, c'est le passé. Mon passé, et tu n'as aucun droit de jugement. Tu ne connais pas Marc, tu n'as rien à dire sur mes choix à son encontre. Je prendrai la décision que je voudrai, et je le ferai seule. Je ne veux plus jamais en discuter avec toi, Olivier. Tu m'entends ? Plus jamais.

— C'est un ultimatum ? demande-t-il sombrement.

Son regard dans le mien n'est pas dur, plutôt douloureux. Mais je le soutiens sans sourciller.

— Tu peux considérer que oui. Le sujet est clos.

Il reste silencieux un long moment. Nous sommes toujours debout dans la cuisine, aucun de nous n'a pris le temps de s'assoir, comme s'il nous fallait cracher au plus vite nos arguments.

— Ok, finit-il par murmurer, et je vois que ça lui coûte.

Il cède, et cela ne me rend même pas heureuse, juste amère.

L'amour à l'imparfaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant