Je suis face à sa porte. Elle est dégoûtante, à l'image du jardinet devant la maison. Je me retiens d'aller chercher une lingette désinfectante dans la voiture pour nettoyer la sonnette avant d'appuyer dessus.
Je me demande si c'était déjà dans cet état-là la dernière fois que je suis venue, il y a plus de dix ans, ou si je suis devenue plus sensible à la propreté.
Je reste un long moment sur le perron à attendre je ne sais quoi. Je calcule mentalement : s'il m'a fallu dix ans pour accepter de revenir, deux mois pour trouver la force de le faire, combien de temps vais-je rester devant sa porte avant de sonner ? La probabilité qu'il ouvre sa porte pour sortir et qu'on tombe nez à nez est sûrement plus forte. Je sonne.
Il met longtemps à ouvrir. S'il savait que je suis à deux doigts de m'enfuir, il ne tarderait pas tant. Mais il ouvre. Il a beaucoup vieilli, ses cheveux de savant fou sont complètement blancs. Il a maigri aussi, il me semble, son traitement, certainement. Il traîne derrière lui une petite bouteille d'oxygène. Cette fois, il ne sourit pas de cet air victorieux insupportable, mais il a l'air content.
— Juliette, murmure-t-il.
— Je suis venue car maman m'a appris la nouvelle.
— D'accord. Tu veux entrer ?
— Je ne sais pas.
— D'accord, répète-t-il gravement.
Il se recule, et ouvre plus grand la porte, attendant que je me décide.
C'est maintenant ou jamais, j'ai fait le plus dur. Je regarde mes pieds, parce que je ne veux pas que ce soit la vision de sa misère, de sa robe de chambre élimée ou de ses pantoufles usées qui me fasse craquer. Je veux entrer pour moi, pas parce que j'ai pitié de lui. J'entre.
Je le suis jusqu'au salon. L'environnement est répugnant, on se croirait dans une émission de téléréalité de M6. Des piles de journaux, de papiers, de sacs, de boîtes en tout genre jonchent le sol. Un chat sort de je ne sais où et file entre mes jambes, me faisant sursauter. La table basse, devant le canapé poussiéreux où je m'assois du bout des fesses, est couverte de vaisselle sale et de programmes télé datés de plusieurs semaines, si ce n'est plus. L'odeur de crasse, de renfermé, de litière souillée, me prend à la gorge. Quelle déchéance.
— Un café ? propose-t-il.
Rien que d'imaginer boire dans une tasse d'ici me donne envie de vomir.
— Non merci.
— Autre chose ? Je n'ai pas de jus de fruits, mais c'est l'heure de l'apéro.
— Non, rien, ça va. Merci.
— Je suis content de te voir.
— J'imagine.
Un silence gênant flotte entre nous. Vingt ans, et on n'a rien à se dire.
— Alors, tente-t-il maladroitement, ça va ? Tu as un bon travail ? Tu as un mari, des enfants ?
Heureusement pour moi, je suis pourvue de toutes ces conditions qui semblent si indispensables à la réussite sociale.
— Oui, je suis attachée culturelle jeunesse pour la mairie de la ville où je vis.
— Ah, c'est bien. Ça a l'air très intéressant.
— Oui. Je suis mariée depuis presque onze ans, et nous avons deux enfants.
— Je suis grand-père, alors.
Je retiens les mots secs qui ont failli fuser hors de ma bouche : Tu n'es rien du tout pour eux. A la place, je lui explique :
— Layla, notre fille aînée, vient d'avoir dix ans. Milan, son petit frère, aura sept ans en mai.
— Jolis prénoms, c'est original.
— Le prénom de notre fille vient de la chanson d'Eric Clapton, qui a une signification particulière pour nous. Le prénom de Milan est un hommage à Kundera, mon auteur préféré.
— Ah, tu aimes Kundera. Moi aussi.
Je le regarde sans mot dire. C'est un étranger. A l'époque, il votait extrême gauche, aimait le jazz et Paolo Conte, les films d'Hitchcock et les westerns. Et aujourd'hui ? Nous ne sommes que deux étrangers.
Il se lève, se débarrasse de sa lunette nasale par laquelle arrive l'oxygène et éloigne le dispositif. De la poche de sa robe de chambre, il sort un paquet de gitanes sans filtre, en embouche une et me tend le paquet. Je refuse d'un mouvement, sans un mot, consternée. Il rempoche alors le paquet et allume sa cigarette en se rasseyant près de moi.
— Je vais y aller, dis-je en me levant.
— Non, reste !
— Je ne vois pas pourquoi. C'est ridicule, c'est beaucoup trop tard. Et puis, regarde-toi... c'est... c'est... grotesque.
— Je vais mourir de toute façon, alors, qu'est-ce que ça peut bien faire ? Il ne me reste plus tant de plaisir, autant en profiter.
Je secoue la tête, et lui tourne le dos pour me diriger vers la porte.
— Juliette, attends, dit-il en me courant après comme il le peut avec ses dernières forces.
— C'est inutile, c'est trop tard.
— Non, ce n'est pas trop tard. Je suis ton père, tu es là et on peut rattraper le temps perdu...
Je le considère un instant, et mords mes lèvres pour garder dans ma bouche ces mots que je voudrais lui crier. Et puis après tout, que m'a-t-il épargnée, lui ? Aujourd'hui, il est peut-être temps que je lui dise ce que je garde sur le cœur depuis tant d'années.
— On ne rattrape pas le temps perdu. Il est passé, et ne reviendra pas. Et tu veux que je te dise ? Cela fait vingt ans que tu n'es plus mon père. Tu n'étais pas là quand j'avais besoin de toi. Quand j'ai eu des chagrins d'amour, quand j'ai déménagé, quand je me suis mariée, quand mes enfants sont nés. Tous ces moments où un parent est auprès de sa fille. Moi, tout ça, je l'ai fait sans toi, et je m'en suis très bien sortie. Et tu sais ce que ça m'a appris ? Que je n'avais pas besoin de toi. Alors aujourd'hui Marc, je ne t'appellerai pas papa, et je ne te dois rien.
J'ai prononcé les mots sans crier, sans colère. Calmement, froidement. Et c'est peut-être encore pire pour lui. La colère est une émotion, un sentiment vivant, à mille lieux de l'indifférence qui m'habite aujourd'hui. Il me regarde, les yeux rouges, et avale difficilement sa salive. Je n'ai pas mal au cœur, j'ai dépassé ce stade depuis bien longtemps.
— C'est toi qui as coupé les ponts, toi qui es partie, prononce-t-il douloureusement.
— Par ta faute. Je ne te rappelle pas pourquoi, je suis sûre que tu n'as pas oublié notre dernière conversation. Et je ne regrette rien.
Il baisse les yeux. Un instant, je crois qu'il va s'en retourner, abandonner, mais il n'en est rien. Il est plus coriace que ne le laissent penser ses yeux humides.
— Les petits, laisse-moi les voir. C'est mon droit.
— Tu n'as aucun droit sur ma famille.
— Eux, ils ont le droit de connaître leur grand-père. S'il te plaît, j'aimerais beaucoup rencontrer tes enfants... mes petits-enfants.
Je le dévisage un instant, tant de choses encore que je voudrais lui cracher au visage, mais je crois qu'après ce que j'ai déjà dit, et dans l'état où il se trouve, la seule chose que j'en tirerais au final, c'est de la culpabilité. Et j'ai déjà assez donné en la matière. Et surtout, s'il y a un sentiment que je n'ai pas envie de ressentir à son égard, c'est bien celui-ci.
— D'accord, acquiescé-je lâchement. Je reviendrai avec eux.
— Quand ?
— Je ne sais pas.
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L'amour à l'imparfait
RomanceUne femme - trois hommes - trois histoires. Juliette mène une existence calme et paisible, entre ses deux enfants et son mari avec lequel elle forme un couple fort et stable. Quand le passé revient la hanter après vingt ans, sous la forme d'un choi...