11. En eaux troubles

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Au large des Abysses de Saint-Sylva, à quelques miles du désert Del Diablo, dix jours après l'embarquement.

Benjamin fixait l'horizon avec insistance, les mains blanchies d'être crispées sur le bastingage. Partout autour de lui s'étendait un gouffre noir et profond, se confondant au loin avec le ciel dont la couleur charbon n'augurait rien de bon. Le vent fouettant le fit frissonner, mais le jeune garçon resta à sa place, aussi figé qu'une statue. Sa respiration, se voulant lente et profonde, s'emballait par à coup, octroyant à son corps d'étranges soubresauts. Ses lèvres, scellées, n'étaient plus qu'une fine ligne pâle sur sa peau devenue diaphane. Le jeune Sudiste n'était pas habitué à voguer ainsi, ni durant de si nombreux jours. Le pauvre malheureux se sentait si mal qu'il ne profita ni du bon repas proposé par les marins, ni du levé des soleils. Pourtant, ces derniers arboraient sa plus belle tenue. Les deux astres solaires, mauve à l'est, vermeille à l'ouest, éclosaient doucement à l'horizon. Les nuages enfilaient leurs robes somptueuses, défilé parfait de toutes les teintes de rose possible, allant du plus foncé au plus clair. Le ciel, quand à lui, était de nature plus discret, moins extravagant, se contentant d'être simplement là, vêtu de son indémodable bleu délavé, tirant sur le blanc. La mer scintillait de lumières, comme si elle couvait en son sein toutes les étoiles de la nuit, les berçant avec grâce en attendant de pouvoir les libérer une fois la nuit venue.

Le jeune Brodeur de Rêves ne perdait pas une miette du spectacle qui s'offrait à lui, jusqu'à en oublier son mal de mer.

— Elmyk n'est plus qu'à quelques kilomètres, regarde ! On peut apercevoir les contours de la côte se dessiner. Tu n'as toujours pas le pied marin à ce que je vois, Dorvin ! Nos parents t'ont trop choyés. En voilà le résultat.

Benjamin tourna la tête vers Cassian, perdu. L'espace d'un instant, il se demanda ce qu'il racontait. Il ouvrit la bouche afin de lui poser la question, mais se rattrapa de justesse, leur plan lui giflant la mémoire tel un rappel à l'ordre envoyé d'il ne savait où.

— C...Berry! bafouilla l'adolescent en apercevant le capitaine passer devant eux, je ne t'ai pas vu arriver, mon frère. Se...serais-tu jaloux ?

Cassian grimaça devant l'improvisation foireuse de son ami. Heureusement que personne ne faisait attention à eux, sinon, ils auraient tôt fait de découvrir le pot aux roses. Du sable d'or pur, emporté par le vent, se déposa sur la crinière de Cassian, offrant au jeune homme un étrange couronne sur sa tignasse noire aux reflets plus bleus que jamais, l'air marin semblant accentuer le pigment de cette étrange coloration, la faisant passer d'un bleu nuit à un bleu plus vif, plus électrique.

— Berry ! Dorvin ! Le capitaine a besoin de vous pour hisser la grande voile.

Méryne les rejoignit à bout de souffle et leur adressa un large sourire. Des papillons s'envolèrent dans l'estomac de Benjamin qui s'en trouva complètement dérouté. Que lui arrivait-il ? Mais avant qu'il puisse y réfléchir, Cassian le tira vers un coin isolé en compagnie de sa sœur.

— Benjamin semble avoir quelques trous de mémoire, murmura le jeune homme d'un ton réprobateur, on a que quelques minutes avant qu'on vienne nous rappeler à l'ordre, alors on va tout te réexpliquer brièvement.

L'Orangeois ouvrit la bouche pour les rassurer et leur dire que ce n'était pas nécessaire, qu'il avait eu un moment d'égarement mais que le plan lui était revenu à présent, mais Méryne ne lui en laissa pas l'occasion.

— Pas le temps pour les excuses, on verra plus tard, éluda-t-elle précipitamment, bon alors, Cassian, alias Berry est ton frère. Toi, tu es Dorvin, et moi, Alwën, ta fiancée. On va a Pearl-Campès afin d'obtenir la bénédiction de votre père, Muk, pour notre union. Votre père est un pécheur ayant un peu perdu la raison après la mort de sa femme, donc votre mère, et il vit dans une cabane se trouvant quelque part sur la plage. Il passe son temps en mer, donc si quelqu'un veut le rencontrer pour je ne sais quelle raison, on refuse car il ne sera peut-être pas là à notre arrivée, ni durant les jours qui suivront. Ben...Dorvin, on a encore une quinzaine de jours à jouer la comédie alors je t'en supplie, essaye de t'en souvenir.

Benjamin acquiesça, les joues brûlantes de la honte d'être ainsi infantilisé, mais, même s'il ne l'avouerait jamais, cette petite piqure de rappel lui était plus que nécessaire. Méryne, après s'être assurée qu'aucune gaffe ne serait commise, retourna à son poste. Les quelques minutes qu'ils venaient de passer ensemble avait suffit pour qu'une bande de créatures marines, sorte de croisement entre dauphins et requins, affamées encerclent le navire. Mais, la jeune mage ayant le pouvoir de communiquer avec eux, eut l'idée de profiter de leur présence. Ce fut ainsi que, en retournant sur le pont, une secousse manqua de faire basculer Benjamin dans l'escalier menant à la cave. Cassian le rattrapa in-extremis et l'aida à regagner le reste de l'équipage.

Déjà, les côtes se profilaient à l'horizon, surprenant Benjamin qui était sûr que seule la mer à perte de vue leur faisait face dix minutes plus tôt. Ce fût alors qu'il se rendit compte que la vitesse de croisière avait augmenté. Jetant un regard par-dessus bord, l'adolescent poussa une exclamation de surprise. Des dizaines de « Dauphquins » multicolores, comme il décida de les appeler sur le moment, faute de mieux, glissaient le long de la coque, semblant faire avancer le navire par la seule force de leurs poussées.

— Qu'est-ce que c'est ? Souffla Benjamin, impressionné.

— Des Flambeurs, lui répondit Méryne, on les appelle comme ça car ils peuvent atteindre une vitesse telle qu'on ne distingue plus que leur couleur s'étirer le long de leur trajectoire. Mais il faut quand même s'en méfier. Ce sont des créatures carnivores. Tant qu'elles sont sous mon emprise, tout ira bien, mais si elles s'en libèrent, elles nous emmèneront dans les profondeurs pour nous dépecer au gré de leur appétit.

Benjamin frissonna, d'autant plus que la jeune fille lui apprenait cela avec un calme olympique, comme si l'information qu'elle venait de lui donner n'était qu'une broutille sans importance.

— Quand on arrivera à Elmyk, lui dit Cassian d'un air grave, on ira se cacher dans la réserve. Il ne faut mettre pied à terre sous aucun prétexte. Ce serait prendre des risques inutiles. Elmyk est le village d'entraînement des chevaliers. Et d'après ce que je sais, ils sont tous aux ordres de la reine.

Devant le regard sérieux de son ami, Benjamin acquiesça, resserrant machinalement la Tisseraie contre son flanc. Soudain, un sinistre craquement résonna, suivi des cris de plusieurs marins.

— Cassian ! On a besoin de toi, l'appela Méryne.

Les deux garçons se précipitèrent, bousculés par les marins affolés qui se postaient à différents endroits du navire, comme s'ils savaient exactement quoi faire.

— La coque est percée, les informa la jeune fille tandis que le capitaine hurlait ses ordres, il va falloir accoster afin de la réparer. Mais là, on a besoin d'accélérer le mouvement sinon on coulera. Cassian, tu dois utiliser tes pouvoirs pour nous emmener sur la plage. Maintenant !

Sans réfléchir, le garçon se positionna contre la rambarde et tendit les bras devant lui, le visage fermé, signe d'une intense concentration. Aussitôt, le vent s'engouffra dans les voiles et la mer s'agita violemment. Benjamin s'agrippa aux cordages tandis que le navire accélérait. Au-dessus de lui, le ciel défilait à une vitesse folle et l'adolescent sentit la panique le gagner. Et si ils coulaient malgré tout ? Ou percutaient une montagne ? Une vague passant par-dessus bord manqua de le noyer et de le faire basculer à l'eau par la même occasion. Il raffermit sa prise jusqu'à sentir le cordage lui brûler les paumes. Au bout de quelques minutes, les hurlements déchirant des matelots furent remplacés par des sifflements et des cris joyeux. Tremblant de tout ses membres, Benjamin s'obligea à ouvrir les yeux. Ils avaient échoué en toute sécurité sur la plage et tous miraculeusement saufs.

Une heure plus tard, les trois amis se fondirent dans le groupe de marins allant au village d'Elmyk. La coque ayant besoin de réparations, l'équipage se retrouvait coincé jusqu'au lendemain. Ils se trouvaient sur les côtes volcaniques. Ici, le sable n'était que débris de roches calcinées et les volcans les surplombant crachaient régulièrement des filets de lave, empêchant quiconque de camper à proximité. Ainsi, contrairement au plan initial de Cassian, les trois amis furent obligés de s'éloigner du bateau. Benjamin avait glissé la Tisseraie dans son pantalon, à même sa peau, au risque de se faire couper. Mais il préférait être recouvert d'estafilades plutôt que de perdre l'aiguille.

Le brodeur de rêves - Tome 1 - L'héritage de GaramaéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant