Chapitre 2

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Il passa les trois premiers jours à faire entrer le soleil dans la maison. Il arracha les centaines de lianes de lierre qui obstruaient les fenêtres, il remplaça les rideaux grignotés par le temps, il lava les carreaux fins et fragiles. La chambre et la salle de bain étaient inutilisables à cause du trou dans le toit.

Le soir, éclairé à la lampe tempête, il rassurait sa mère au téléphone pendant des heures.

"Je vais très bien, oui je prends mes médicaments et oui je ne me fatigue pas trop."

Elle ne comprenait pas qu'il aime être fatigué maintenant. Avant il était constamment fatigué. Et aujourd'hui, ça lui demandait des efforts. C'était incroyablement satisfaisant d'avoir mille choses à faire avant de devoir s'accorder du repos. De se lever le matin et de pouvoir recommencer.

Le quatrième jour il déposa une palette contre le mur près de la porte d'entrée, il fixa un pommeau de douche au bout du tuyau d'arrosage et l'accrocha au mur. Il créa un cerceau de bois auquel il pendit un rideau en plastique. Et en deux heures, il eu de quoi se laver, en attendant de pouvoir utiliser la salle de bain. Il aimait construire des choses, même s'il s'y prenait mal, même s'il manquait d'expérience.

Assis sur le muret qu'il avait découvert plus tôt en arrachant les fougères pour se créer un chemin, il ouvrit sa gourde et se mouilla les mains avant de se mouiller le visage pour se rafraîchir. Voilà déjà une semaine qu'il n'avait plus vu personne. Et il ne se souvenait pas s'être déjà senti aussi bien.

Et plus il redonnait son apparence d'avant à cette cabane plus des souvenirs lui revenaient. Il avait vécu ici, dans cette ville, quand il était petit. C'est ici que sa mère avait grandit, ici qu'elle avait connu son père. Henri était souvent venu jusqu'à la cabane, il avait pêché avec son grand-père. L'ancien ne parlait pas beaucoup, il grognait un peu parfois. Mais surtout, il souriait. Toujours. C'était sa façon de communiquer. Il avait un sourire pour chaque réponse. Et si on le connaissait bien, on savait tous les déchiffrer.

Il souriait toujours de la même façon quand Henri et lui pêchaient. Quand le petit garçon malade oubliait tout et disait « moi, quand je serai grand je reviendrai pêcher ici, avec toi ». En réponse, ses yeux brillaient de larmes mais son sourire trahissait l'espoir.

Son cœur à lui avait été puissant et solide toute sa vie. Et puis, il s'était arrêté.

Henri contourna la maison et ouvrit le cabanon de bois à l'arrière. C'est là que les cannes à pêche étaient rangées. Il attrapa celle que son grand-père lui réservait quand il était petit et descendit vers la rivière. Il n'avait pas d'appât au bout de sa ligne, pas l'intention d'attraper un poisson. Seulement celle de tenir une promesse.


...


Henri s'endormit sur la rive, au soleil. Bercé par les clapotis de l'eau et le chant des oiseaux. Et il se réveilla brusquement, juste avant la nuit. Il aurait juré avoir entendu du bois craquer pas loin. Il regarda un peu autour, persuadé qu'il s'agissait d'un animal. Puis, calmement, il rangea la canne à pêche et entreprit de remonter jusqu'à la cabane. Les jours devenaient de plus en plus longs, les températures étaient douces. L'été arrivait.

Le jeune homme apercevait le début du muret qui marquait l'entrée de la propriété, il voyait sa voiture qui commençait à se couvrir de poussière, à la merci du vent qui faisait s'envoler la terre sèche du chemin. Et alors qu'il marchait, un cri terrible brisa le silence du crépuscule.

C'était la première fois, depuis qu'il avait ce nouveau cœur, qu'il le sentait faire un écart dans son rythme parfait et régulier. Il se tourna en direction des hurlements, perdu. Ce n'était pas des cris d'animaux, c'était la voix d'une femme, il en était certain.


...


Le jour de la disparition de Mia:

Mia referma la porte derrière elle, déjà anxieuse. Elle n'était pas certaine de faire ce qu'il fallait. Mais elle ne savait pas comment continuer à avancer dans sa vie sans régler ça d'abord.

Maxime était le « gendre idéal ». Ses parents ne comprendraient jamais sa décision, elle le savait et ça aussi, ça l'angoissait. Et si les gens l'aimaient comme « copine de » ? Et si plus personne ne l'aimait après ? Mia chassa cette idée ridicule de son esprit en enfonçant ses écouteurs dans ses oreilles pour étourdir son anxiété avec sa musique. Elle monta sur son vélo et quitta l'allée du garage pour disparaître dans la nuit.

Dix kilomètres séparaient sa maison de celle de son petit ami. Elle lui avait dit qu'elle passerait quand-même, qu'il fallait qu'ils se parlent. Mia visualisait le chemin : rouler jusqu'à la mairie puis bifurquer sur le sentier du parc pour rejoindre le pont et la route de la forêt, là, passer devant la maison du vieux Lucien et suivre le chemin jusqu'au moulin avant de rejoindre la rue où vivait Maxime. Elle connaissait le trajet par cœur. Mais en pleine nuit, à la seule lueur du phare de son vélo, elle n'était pas rassurée dans la pénombre de ce soir de novembre.

Tout la rendait nerveuse depuis quelques temps, peut-être parce qu'elle venait d'avoir 20 ans et qu'elle avait le projet de quitter la maison familiale pour partir faire du bénévolat en Asie. Peut-être parce qu'elle avait déjà son billet, mais qu'elle n'avait toujours rien dit à personne. Peut-être parce qu'elle redoutait la confrontation, elle redoutait les remous qu'elle allait provoquer dans les paisibles eaux stagnantes que représentait sa vie.

En passant devant la cabane à la porte jaune où vivait Lucien, un ancien garde chasse qui s'était isolé dans la forêt pour ses vieux jours, elle vit la lumière vacillante d'une flamme par la fenêtre. La fumée qui s'échappait de la cheminée passait devant la lune pleine. L'endroit était si apaisant. Le chemin était plein de pierres, Mia devait ralentir pour ne pas risquer de passer par dessus son guidon. Et alors qu'elle avait fait la moitié de la route, tout d'un coup, le phare de son vélo s'éteignit pour ne plus se rallumer.


- Merde ! s'écria Mia en s'arrêtant. Allez, me fait pas ça !


Mais rien à faire, il ne se rallumerait pas. La jeune femme sortit son téléphone de sa poche et vérifia le réseau. Elle marcha quelques mètres près de son vélo avant d'en avoir assez pour passer un appel. Maxime répondit presque avant la fin de la première sonnerie.


- Allô ?

- Oui, c'est moi. Je suis en chemin mais je vais être en retard, mon phare de vélo vient de s'éteindre, je peux plus rouler. Je vais devoir marcher.

- Ah ok, tu veux que je vienne te rejoindre ?

- Non, ça va, je suis presque arrivée au moulin, je pourrais remonter sur mon vélo une fois qu'il y aura des lampadaires.

- Comme tu veux, je t'attends, j'ai hâte, tu me manques.


Mia raccrocha sans répondre. Elle sentit un frisson étrange parcourir sa colonne vertébrale. Elle était gênée, mal à l'aise et ... honteuse. Tant de choses avaient changées entre eux. Elle n'arrivait pas à faire semblant. Elle se sentait destinée à des émotions plus fortes, plus intenses, plus pressantes. Elle avait un sentiment d'urgence au fond d'elle, comme si on lui intimait de vivre plus, plus vrai, plus vite.

Elle ne se doutait pas que c'était parce qu'elle n'avait plus le temps.

Mia n'arriva jamais au moulin.

Mia ne sortit jamais de cette forêt.

MinuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant