Chapitre premier, océan Antarctique, 22 janvier 1898.

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Chapitre premier, océan Antarctique, 22 janvier 1898.

_ Homme à la mer !

Suspendu, les yeux ouverts dans l’eau la plus pure de la planète, Wiencke voyait la lumière du jour au-dessus de lui. À quelle distance ? L’eau n’était pas aussi froide qu’il l’aurait cru. Il se demanda ce qui était arrivé à la Belgica. Il revit le visage souriant d’une jeune ostendaise. Il n’allait pas mourir à vingt ans. Il battit des pieds pour remonter, mais ses bottes et son ciré étaient pleins d’eau.

Soudain, un éclair bleuâtre, presque droit, et totalement silencieux frappa la mer à l’endroit où était tombé le marin perdu. Quelques femtosecondes plus tard, Wiencke, nu et largement centenaire, acceptant son sort, ouvrait la bouche pour respirer cette eau qui, envahissant ses poumons, arrêterait son vieux cœur.

_ Homme à la mer !

Après avoir crié, Adrien de Gerlache avait ordonné de lofer au maximum, monsieur Lecointe, le capitaine, avait envoyé la lourde roue à tribord toute, pointant de son mieux l’avant du navire vers les vagues. La masse d’eau qui avait submergé le pont, et entraîné Wiencke par-dessus bord, achevait de s’écouler en cascades dans la mer. Le navire, lourdement chargé en prévision d’un hivernage dans les glaces de l’Antarctique, remontait peu à peu, s’arrachant à l’emprise de la vague.

Le baron de Gerlache, chef de l’expédition, se sentait encore plus responsable que le capitaine. Il savait que la vie du matelot dépendait de son regard. Sortant de la timonerie, il se précipita sur le pont ruisselant, dans l’espoir de repérer la tête de son jeune matelot parmi les vagues écumantes. Il entendait l’équipage accourir, les hommes de repos faisaient irruption dans la timonerie, et demandaient le nom de la victime en finissant d’enfiler leurs cirés.

Moins d’une minute s’était écoulée depuis la chute. Gerlache et Amundsen, sur le pont, scrutaient la mer, en vain. Lecointe lançait des ordres, pour achever de mettre le navire à la cape. Malgré la force du vent et des vagues, il s’agissait d’arrêter sa course, autant que possible, au plus près de l’endroit où Wiencke était tombé.

La Belgica était un solide trois mâts de trente mètres de long, ancien chasseur de phoques, reconverti en navire scientifique. Depuis neuf jours, avec ses dix-neuf hommes d’équipage, marins et savants, elle avait quitté le sud de l’Argentine, en route vers le continent antarctique. Le climat à bord n’était pas le meilleur possible, il fallait ménager l’équipage. Depuis le départ d’Anvers à la fin août, il avait fallu débarquer des hommes pour indiscipline, à Rio de Janeiro et à Punta Arenas. Le premier janvier, ils avaient failli perdre le navire, échoué sur un récif proche de l’île des Etats. La perte de Wiencke, un des plus jeunes du bord, athlétique, intrépide, et toujours de bonne humeur serait un terrible coup de plus pour l’expédition.

Environ deux minutes après la chute, la Belgica se trouva à la dérive, recevant les vagues par tribord, de trois quarts avant. Le timonier avait fort à faire pour garder cette allure, pendant que la majorité de l’équipage, cramponnée au pavois sur babord, essayait de repérer le naufragé sous le vent du bateau. Le professeur Arctowski, océanographe et météorologue polonais, côtoyait le second lieutenant Amundsen, et le matelot Koren, tous deux norvégiens comme Wiencke.

Les hurlements du vent dans le gréement rendaient obligeaient les hommes à crier pour s’entendre :

_ Qu’est-il arrivé, demanda le professeur au baron ?

_ Il a voulu serrer une bâche qui gênait l’écoulement de l’eau, il est parti avec quand la vague est passée sur nous.

La Belgica, presque sans vitesse, devenait le jouet de ces houles énormes qui font le tour de la planète sans que rien ne les arrête jamais. Régulièrement, de grosses déferlantes explosaient sur le flanc droit du navire. Là-bas, à l’ouest, le soleil, descendant lentement, donnait aux nuages les couleurs blafardes d’un autre monde. Il semblait qu’en altitude des forces inimaginables lacéraient le ciel. La longueur de chaque front de vagues, survolé par les albatros, était aussi impressionnante que sa hauteur. Par moments les crêtes étaient si hautes qu’un rayon de soleil les traversait, donnant l’impression d’une illumination intérieure. Mais, très vite, la vague déferlait et, passée sous le bateau, reprenait sous le vent son vert glauque, couleur d’Achéron.

L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant