Chapitre neuf, La carte d'un autre monde.

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Chapitre neuf, La carte d'un autre monde.

Aussitôt rentré à Amsterdam, Wiencke conduisit Alain à son bureau. Au mur, un écran d'un mètre sur deux relié à ses ordinateurs lui permettait d'afficher des vues par satellite qu'il manipulait à sa guise, y superposant en pointillés de couleur les formes des continents du temps de l'humanité.

Panthalassa, l'océan mondial, recouvrait plus des huit dixièmes de la planète, beaucoup de futurs continents étant submergés. Aucune glace n'apparaissait dans les régions polaires. Le plus grand des continents occupait le pôle sud, regroupant les futures Afrique et Amérique du sud et lançait vers l'équateur une longue péninsule formée de l'Antarctique et de l'Australie. C'était là que se trouvait Amsterdam.

Un autre continent, bien plus petit, correspondant à quelques futures terres polaires du nord, se situait à cheval sur l'équateur. Dans tout l'hémisphère nord, seuls quelques fragments de l'Asie émergeaient. Toutes les îles et continents de la planète encerclaient un petit océan communiquant largement avec la Panthalassa.

Wiencke jouait avec les possibilités de ses ordinateurs, variant les angles de vue, les altitudes, les couleurs, simulant des survols de paysages d'un réalisme saisissant. Ces terres, parfaitement cartographiées par satellite, étaient d'une désespérante monotonie minérale. Seules les régions côtières du petit océan semblaient présenter une diversité d'archipels, de lagons, d'estuaires et de lagunes.

C'est là que nous irons, dit le norvégien.Il faut partir vers le nord, contourner cette péninsule où nous sommes, entrer dans le petit océan par ce détroit, là, entre l'Australie et la Chine du nord.

_ Pourquoi ne pas avoir bâti Amsterdam là bas, interrogea Alain ?

_ Ici aussi il y avait des faunes marines intéressantes à étudier, et le climat est meilleur.

_ Cela promet !

_ Oui, beaucoup de cyclones, mais nous y serons à la meilleure période de l'année.

_ J'ai vu les nuages sur certaines photos. C'est une véritable marmite du diable cet océan !

_ Nous aurons tout le matériel à bord pour recevoir les informations météo. Je te l'ai dit, nous allons moderniser Manureva, et le consolider. J'ai tout ce qu'il faut. On commence les travaux demain matin.

Alain avait pris son parti. Il ferait confiance à Wiencke tant qu'aucun événement ne viendrait contredire ses incroyables discours, et accumulerait les connaissances jusqu'à en savoir assez pour s'échapper de ce piège temporel. Il comptait encore conduire Manureva sur la ligne d'arrivée de la Route du Rhum. Aucune règle de course n'interdisait les détours par d'autres époques.

Dès l'aube, Wiencke vint le tirer de sa bannette. Il fallait travailler aux heures fraîches. Habitué à la dure vie des équipages de la marine en bois, il était d'une efficacité redoutable, combinant force physique et habileté de singe. A cela s'ajoutait une parfaite connaissance de la structure en aluminium de Manureva, de son gréement, de ses finesses.

_ Tu as déjà navigué avec moi, c'est bien ce que tu m'as dit ?

_ Oui, j'ai de longues années d'expérience sur ton bateau. J'étais encore jeune.

_ Je suis bien obligé de te croire. Cela signifie que tu connais mon avenir.

_ Pas dans tous les détails.

_ Mais au moins...

_ Je ne t'ai jamais vu mourir, voilà ma réponse. Tu mourras le 17 novembre 1978, et tu le sais déjà.

_ Cela signifie-t-il que, tant que je voyage dans le temps, je suis immortel ?

_ Non, car j'ignore pourquoi, et dans quel état, ton corps sera rendu à son temps.

Armé d'un poste de soudure dont l'énergie semblait inépuisable, malgré l'absence de branchement électrique, Wiencke s'affairait sur tous les points faibles de la grande structure en tubes d'aluminium, avec la minutie d'un accordeur de piano. Alain s'occupait à démonter tous les appareils électriques grillés, les compas devenus fous, les câbles fondus, pour les remplacer par les merveilles que lui promettait Wiencke.

Comme au soir de son arrivée, il entendit soudain le frottement d'une carapace contre la coque. Posant ses outils, il monta sur le pont pour voir enfin cet animal. Assis sur une poutrelle, entre la coque et le flotteur tribord, Wiencke observait la bête qui passait en dessous de lui.

Alain découvrit le monstre qu'il avait pris pour une tortue. Protégé par une carapace articulée, il ressemblait à un énorme cloporte de plus de deux mètres de long, avec une tête cuirassée et une longue queue segmentée évoquant à la fois la langouste et le scorpion. Il se déplaçait en ramant doucement de ses longs bras articulés dont les extrémités formaient des rames. On devinait aussi l'agitation de nombreuses pattes plus courtes dépassant à peine des bords de la carapace.

_ Il y en a un autre, là, montra Wiencke, vers l'avant du bateau.

_ Qu'est ce que c'est ?

_ Une sorte de pterygotus, un euryptéridé géant, une espèce dont on n'avait jamais trouvé de fossile. Mais des espèces voisines étaient connues. Je ne sais pas s'ils attaqueraient un nageur, il faut être prudent.

_ Je préfère les trilobites. En mer j'ai vu des choses étranges, comme des dents de narval...

_ Certainement des orthoceras, imagine un nautile géant, avec une coquille déroulée, toute droite. Ils nagent en marche arrière, comme des seiches.

_ Tu connais tout ici. Depuis quand vis-tu à Amsterdam ?

_ Quelques années. J'ai encore beaucoup à apprendre. Bien des théories à vérifier. Je te l'ai dit, je suis là comme naturaliste, et comme formateur pour les nouveaux shanghaïés comme toi.

_ Tu en attends d'autres ?

_ Oui. La plupart de ceux que j'ai croisés dans ma jeunesse, à qui je dois rendre ce qu'ils m'ont appris.

_ Me donneras-tu leurs noms ?

_ Plus tard. Nous avons du travail.

_ Mais quel sera mon rôle ?

_ D'abord, cette croisière océanographique avec moi. Ce sera une bonne formation pour de très importantes missions à venir, dans d'autres époques.

_ Quel genre de mission ?

_ Nous devrons surtout essayer de limiter les effets de certaines expériences calamiteuses.

_ Que veux-tu dire ?

_ Comme l'usage de l'énergie atomique, celui du voyage dans le temps a proliféré et donné lieu à toutes sortes de dérives. Il a servi d'arme de guerre jusque dans un futur très lointain, en permettant d'intervenir dans le passé de l'ennemi. Un jeu très dangereux.

_ Tu m'as dit qu'on ne pouvait pas changer le passé.

_J'ai dit que les modifications mineures s'amortissent. Maintenant au travail !

*

En deux semaines de travail acharné, Manureva trouva une nouvelle jeunesse. Les améliorations apportées par Wiencke, équipements électroniques futuristes, antennes diverses, lui donnaient un petit air de vaisseau interplanétaire. Il gardait pourtant son inconfort et sa rusticité d'origine.


L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant