Chapitre quatre, 24 juin 1969. Sombrer dans la folie.
Quelque part à mi-chemin entre Madère et les Bermudes, l'anticyclone des Açores prenait ses aises en ce début d'été. Le vent était presque nul et une petite houle amortie faisait rouler le Teignmouth Electron d'un bord sur l'autre. Le petit trimaran en contreplaqué semblait à l'abandon. Ses voiles d'avant, foc et trinquette, traînaient en vrac sur le pont et pendaient par-dessus bord jusqu'à effleurer l'eau par moments. La grand-voile était déchirée, le quart supérieur toujours hissé en tête de mât, le reste s'était effondré sur le roof avec la bôme. Seule la voile d'artimon était à peu près établie, mais son écoute étant restée molle, la voile se balançait avec le roulis. Un canot pneumatique à moitié dégonflé gisait à l'envers sur le pontage reliant la coque centrale au flotteur bâbord. Ce bateau d'une dizaine de mètres était dessiné par un architecte connu, mais construit à la hâte pour un amateur sans expérience rêvant de participer à une grande course autour du monde. Il avait été mis à l'eau neuf mois plus tôt, mais semblait avoir subi les rigueurs des océans pendant de longues années.
L'intérieur du bateau était dans un état encore plus épouvantable que le pont. Quelques assiettes de fer blanc, sales, traînaient dans le petit évier, avec des boîtes de conserves dont le contenu s'était avarié après l'ouverture. Une odeur de poubelle et d'urine avait envahi toute la partie habitable.
Donald Crowhurst, le skipper, ne manoeuvrait plus sur le pont depuis plusieurs jours. Prostré une grande partie du temps, il passait par des périodes d'écriture frénétique avant de replonger dans l'apathie ou dans la lecture de la Théorie de la Relativité générale d'Einstein, son livre de chevet depuis ses années d'université, à l'époque où il se préparait à devenir ingénieur en électronique. A présent maigre, sale, portant une barbe blanche et hirsute, il avait un regard perdu et apeuré. Ce jeune père de quatre enfants était vite devenu un vieillard.
_ Pourquoi, m'avoir fait ça, pourquoi m'avoir choisi, moi, pour vos expériences, marmonnait-il pendant des heures.
A la fin d'octobre 1968, il avait quitté le petit port de Teignmouth, dans le sud de l'Angleterre, sur son bateau à peine fini, pour relever le plus grand défi lancé aux coureurs d'océans de son temps. Le Sunday Times avait promis un Globe d'or au premier marin qui réussirait un tour du monde en solitaire et sans escale, en quittant tout port du sud de l'Angleterre entre le 1er juin et le 31 octobre1968. Les navigateurs ne prenant pas tous le départ à la même date, une prime de cinq mille livres serait attribuée à celui qui réaliserait l'exploit dans le temps le plus court.
Donald Crowhurst avait pris le départ à l'extrême fin du délai imparti, alors que d'autres marins prestigieux étaient déjà en course. Mal préparé, sur un bateau très peu éprouvé, il avait très vite connu des ennuis techniques et des baisses de moral. Mais au bout de quelques jours, dans le golfe de Gascogne, ses cauchemars avaient commencé.
Une nuit, alors qu'il dormait sur sa bannette, il avait été tiré de son sommeil par la lumière du soleil, entrant à flots par les hublots du roof. Monté sur le pont, il s'était trouvé dans un dédale d'îles tropicales, navigant sur une eau d'une transparence extraordinaire. Dans ce rêve, d'une réalité bouleversante, il avait pris la barre et tiré des bords le long de plages splendides, bordées de forêts luxuriantes, sur lesquelles il apercevait des colonies d'animaux étranges, d'énormes phoques à long cou, survolés par quelques chauve-souris de la taille d'un albatros. Dans l'eau, il croisait des bancs de nautiles énormes. Un groupe de dauphins étranges, à la caudale verticale, avaient brièvement escorté le Teignmouth Electron, juste avant qu'il soit à nouveau plongé dans l'obscurité.
A l'heure de faire le point le lendemain, il avait constaté une avancée spectaculaire depuis la veille, comme si, pendant son rêve, le bateau avait marché au maximum de sa vitesse. Il avait pu fièrement annoncer sa nouvelle position par radio, et une vitesse moyenne qui faisait de lui le favori de la course.
Ce mensonge en entraîna d'autres, car il ne pouvait plus annoncer des progressions qui auraient démenti le bond précédent. Quelques jours plus tard, entre le Portugal et les Açores ses hallucinations recommencèrent. Plusieurs fois de suite, il fut comme projeté dans des scènes d'apocalypse. Le feu du ciel s'abattait, une onde de choc inimaginable balayait la planète, le monde restait plongé dans les ténèbres éternelles. Une humanité épouvantée fuyait sur les mers. Ces visions étaient fugaces, ne durant chaque fois que quelques minutes, mais leur violence et leur réalisme auraient désarçonné les esprits plus rationnels. La violence des passages d'une réalité à l'autre était telle qu'il en restait hébété des heures durant. La route du Teignmouth Electron était erratique, jusqu'au moment où il constata une avancée de trois cents milles en vingt-quatre heures. Lors de sa vacation radio, il se borna à en déclarer deux cent quarante-trois, ce qui battait déjà le record du monde.
Il connut ensuite une période de tranquillité mais, son esprit scientifique fonctionnant encore, il ne cessait de repenser à ses rêves et peu à peu il arriva à la conviction qu'il s'agissait d'expériences réelles, même s'il ne pouvait se les expliquer. Sa raison s'effondrait.
Début décembre, à la hauteur des îles du Cap-Vert, il subit une nouvelle crise qui le fit vivre de longues années dans une monde terrifiant, dont il pu rapporter des objets et des cicatrices le jour où il fut renvoyé à la réalité du Golden Globe. Son bateau portait lui aussi des traces de ce séjour, le contraignant à une brève escale pour réparer sur la côte Argentine.
Le calvaire n'était pas fini, et en juin 1969, il n'avait parcouru qu'un grand huit dans l'Atlantique nord et l'Atlantique sud. Il remonta vers l'Europe, tout en prétendant aux journalistes du Sunday Times, qui le suivaient par radio, qu'il avait fait le tour du monde.
Le Golden Globe avait perdu toute valeur à ses yeux, et il vivait dans l'attente de ces plongées dans les univers fascinants qu'il avait connus. A la même période, Bernard Moitessier, le prétendant français au Globe, avait lui aussi renoncé à la victoire, prolongeant sa route vers la Polynésie au lieu de remonter vers l'Angleterre.
Donald Crowhurst, abandonné par ses puissantes visions s'était plongé dans les théories d'Einstein pour y trouver l'explication de ces expériences. Il buta sur l'infranchissable vitesse de la lumière et se mit à noircir des pages pour battre en brèche ce dogme. Il imaginait des tunnels et des faisceaux d'antimatière, développait des théories, froissait des feuilles de papier couvertes d'équations insolubles et les dispersait au vent.
Les semaines passaient et le marin devenait un drogué en manque, un mortel qui, ayant goûté l'ambroisie, s'en trouvait privé à tout jamais. Il comprit peu à peu qu'il n'avait été qu'un jouet dans les mains de démiurges brouillons, sans conscience ni scrupule.
Le 10 juillet 1969, le cargo Picardy retrouva le vieux Teignmouth Electron vide, dérivant sur une mer d'huile au milieu de l'Atlantique nord.
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L'Océan des marins perdus.
Science FictionScience-fiction et aventures maritimes. Des marins de diverses époques et diverses origines se retrouvent malgré eux projetés dans un passé lointain, très lointain... Dans un temps où une menace cataclysmique pèse sur la Terre...