Chapitre douze, 11 janvier 1999, la perte de « Tres Heridas »
De cinq à sept heures du matin, j'ai hésité à déclancher notre balise de détresse. Je savais qu'en appuyant sur le bouton, j'allais mettre en marche un mécanisme que je ne maîtriserais plus, et que plus rien ne pourrait arrêter. Un satellite détecterait notre signal, et donnerait l'alerte aux services de secours les plus proches, à Madère et aux Canaries, faisant décoller avions de recherches et hélicoptères de secours. Le centre français auprès duquel ma balise était déclarée serait contacté pour avoir tous les détails sur le bateau et l'équipage. J'ignorais qu'en plus nos familles recevraient des coups de téléphone...
Au même moment, tous les navires présents sur zone seraient alertés par radio ou par leur Navtex, et invités à se dérouter vers notre position. Je craignais surtout d'être secouru par un cargo. Si l'un de ces monstres d'acier venait tout près de nous, nous serions fracassés par les vagues contre sa coque.
Je connaissais l'histoire d'un catamaran qui avait été abandonné trop vite par son équipage. Lors de la récupération par le cargo venu à leur aide, les équipiers avaient dû escalader une échelle à flanc de coque. L'un d'eux était tombé à la mer, et mort noyé. Un autre avait été gravement blessé. Quelques jours plus tard, le catamaran avait été retrouvé à la dérive, et presque intact.
Je savais aussi que nous étions en janvier, et que la journée serait courte, suivie d'une longue nuit sans aucune amélioration météorologique. Nous naviguions à la limite de la survie, sans véritable maîtrise de la route du bateau. La mer était dans un tel état que la moindre avarie sur le bateau pouvait aboutir très rapidement à une situation dramatique. Si nous attendions l'après-midi pour déclancher la balise, nous n'avions aucune chance d'être secourus avant le lendemain matin. A sept heures du matin, mon amour, malgré tes réticences, je t'ai demandé d'appuyer sur l'interrupteur de la balise.
Le soleil s'est levé, nous révélant l'état de la mer, que nous avions seulement ressenti jusqu'alors. Tout autour de nous, jusqu'à l'horizon, une immensité écumante, des creux moyens de quatre à cinq mètre, des crêtes qui s'effondraient en cataractes. Le vent qui hurlait dans les haubans, les embruns qui volaient, et tout cela sous un ciel bleu resplendissant, et quelques petits nuages blancs.
Toujours à la barre, toujours amarré au fond du cockpit, et recevant dans le dos des masses d'eau froide dans lesquelles je baignais de longues minutes, j'essayais de nous diriger au 150.
Tu restais enfermée à l'intérieur, à t'occuper de notre petit. Je ne vous voyais pas, car nous maintenions tous les panneaux fermés pour éviter qu'une déferlante remplisse l'intérieur du bateau. Tu suivais notre route au GPS, et par moments tu sortais la tête pour me parler en faisant coulisser le panneau supérieur. Quand une vague plus grosse que les autres nous rattrapait, je voyais tes yeux s'agrandir et tu plongeais à l'intérieur en refermant le panneau. Je n'avais pas besoin de me retourner pour savoir que j'allais encore une fois être submergé.
« _ Je croyais que des vagues comme ça n'existaient qu'à la télévision, me dis-tu une fois. »
Tu avais pris soin de dégager les coussins qui obstruaient le panneau d'évacuation qui deviendrait la seule échappatoire si le bateau venait à chavirer. Tu as également préparé un sac contenant nos passeports et quelques autres choses de valeur en prévision d'une éventuelle évacuation du bateau. Le radeau de survie gonflable était prêt dans son logement, avec un sac de vivres et de l'eau.
A l'extérieur, je n'en menais pas large. Notre annexe, que j'avais soigneusement amarrée retournée sur le pont, avait jusqu'à présent résisté à toutes les bourrasques, mais elle finit par être arrachée par les paquets de mer. Ne pouvant lâcher la barre, et n'osant quitter l'abri du cockpit, j'assistais impuissant à cette perte. Elle glissa par-dessus bord, encore retenue un temps par un anneau à l'avant, qui finit par s'arracher. Le froid et la fatigue avaient sérieusement réduit ma capacité de réaction.
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L'Océan des marins perdus.
Science FictionScience-fiction et aventures maritimes. Des marins de diverses époques et diverses origines se retrouvent malgré eux projetés dans un passé lointain, très lointain... Dans un temps où une menace cataclysmique pèse sur la Terre...