Chapitre second, le paradis des naturalistes.

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Chapitre second, le paradis des naturalistes.

Aïmata arrêta le six-roues sur la dernière crête, après laquelle une pente assez raide marquait le bord du plateau traversé depuis la veille. à travers l'immense pare-brise circulaire du poste de pilotage, elle observa le panorama dont elle rêvait depuis le début de ses études universitaires : la mer de Pacha était sous ses yeux. A droite, vers le sud, cette avancée de l'océan Atlantique au cœur du continent s'élargissait, s'étendant jusqu'à l'horizon. Les eaux calmes et peu profondes scintillaient sous le soleil du matin. Entre le rivage et la colline d'où elle l'observait, s'étendait une plaine marécageuse arborée où, par milliers, par dizaines de milliers, pâturaient des herbivores de toutes tailles. Elle avait déjà parcouru ces régions du nord de l'Argentine lors de son séjour au milieu du vingt et unième siècle, mais elle les préférait soixante-cinq millions d'années plus tôt.

_ Qu'il est beau, le monde où vous êtes née, princesse, dit Joseph avec un grand sourire.

Aux côtés d'Aïmata, Joseph de Boissieu de La Martinière s'estimait le plus heureux des hommes, et le plus chanceux des naturalistes. Depuis quelques années, chaque nouvelle expédition lui apportait son lot d'émerveillements, tant dans le domaine scientifique que dans la simple admiration d'une nature sauvage regorgeant de vie sous les formes les plus étonnantes que l'on puisse imaginer.

Après sa joyeuse vie de carabin à Montpellier, son doctorat en médecine et botanique en poche, ce natif du Dauphiné aurait-il pu rêver mieux que d'embarquer en 1785 sur L'Astrolabe pour un tour du monde avec monsieur de Lapérouse ?

Il avait connu, comme ses compagnons de voyage, bien des périls et des épreuves, mais il s'estimait payé de retour depuis qu'il partageait la vie d'Aïmata, authentique princesse maori, et que l'Amérique du sud était devenue son champ d'explorations.

Ce sentiment de plénitude, cette conscience de jouir de grands privilèges, lui revenaient chaque fois qu'il arrivait sur une crête d'où le regard embrassait des étendues que jamais un œil humain n'avait contemplées.

Le comptage et l'identification des animaux faisaient partie de la mission, pour compléter les vues des satellites. Joseph observait les troupeaux à la jumelle, essayant de nommer les différents dinosaures qui les composaient. Les plus nombreux appartenaient à diverses espèces du genre secernosaurus . Ces petits herbivores à bec de canard, guère plus hauts qu'un homme en raison de leur posture penchée en avant, comme d'énormes kangourous, en appui sur de puissantes pattes arrière, devaient approcher la demi-tonne. Plus loin, émergeant de l'océan des croupes des secernosaurus, se détachaient les silhouettes de grands sauropodes, placides quadrupèdes à long cou et longue queue, tels les puertasaurus. En retrait, quelques carnivores étaient aux aguets. Avec leur silhouette et leur démarche d'énorme oiseau aux ailes atrophiées, les unenlagia attendaient une opportunité pour se nourrir. Des nuées de vrais oiseaux tournaient au-dessus des troupeaux.

Joseph étudiait depuis longtemps ces associations d'espèces. La densité et la complexité de ces troupeaux le passionnaient. Certains oiseaux vivaient sur le dos des dinosaures, les débarrassant des insectes parasites. D'autres profitaient de leur présence pour trouver leur nourriture dans le sol piétiné et les excréments. Enfin, les charognards dévoraient les restes abandonnés par les prédateurs.

A l'arrière du véhicule, dans le laboratoire, deux autres rescapés de l'expédition Lapérouse s'affairaient. Jean-Louis Prévost et Nicolas Collignon, embarqués comme peintre naturaliste et assistant botaniste sur La Boussole étaient devenus dans leur nouvelle vie deux généticiens experts en évolution. L'équipage qu'ils formaient avec Aïmata et Joseph était à l'origine de grands progrès dans les connaissances sur la fin du crétacé.

Leur véhicule d'exploration était une merveille de la fin du vingt et unième siècle, un ensemble de vingt mètres de long, formé de trois segments articulés munis chacun de deux énormes roues flexibles, animées par autant de moteurs électriques indépendants. Le segment avant comprenait le poste de pilotage et les quatre couchettes, le segment central était réservé aux piles à combustibles, un étroit compartiment de toilette, et aux télécommunications, enfin, à l'arrière, se trouvaient le laboratoire et les coffres à échantillons. L'engin était dérivé de véhicules ayant servi à explorer la Lune, mais sans l'obligation de transporter d'énormes réserves d'air et d'eau, ni de protéger l'équipage contre les rayons cosmiques et les températures extrêmes, il était beaucoup plus léger, rapide, et agile. Son intelligence artificielle était très développée, mais l'équipage avait des préjugés culturels qui l'incitaient à la maintenir en mode passif.

La belle Aïmata descendit la première du véhicule. Elle portait à l'épaule un fusil de gros calibre. Ayant grandi dans une tribu primitive, elle se tenait toujours prête à combattre les grands prédateurs qui pouvaient roder à proximité. Les Européens, de leur côté, considéraient que leur véhicule à lui seul inspirait la prudence à tous les carnivores, qui par ailleurs ne manquaient pas de proies. L'humain leur était inconnu, et ne les intéressait pas. Depuis des années que le six-roues était en service, il n'avait jamais été attaqué.

Les trois hommes commencèrent à installer les divers instruments destinés à l'enregistrement de l'événement exceptionnel qu'ils étaient venus observer. Là-bas, à l'est, une apocalypse en réduction se produirait bientôt. Télescope, sismographe, chronomètre, furent mis en batterie et connectés à l'ordinateur du six-roues.

Aïmata, qui avait déjà connu de tels événements dans son enfance, feignait l'indifférence. Armée de ses jumelles, elle se consacrait aux dinosaures.

A midi, sous une chaleur accablante, ils mangèrent dans l'ombre du six-roues , avant une sieste que le climat rendait obligatoire. Vers seize heures, ils étaient prêts. Avec des lunettes protectrices, ils scrutaient le ciel.

_ Là ! cria Collignon, tendant le bras.

Ils ne virent que les dernières secondes de la chute du bolide, suivies d'un éclair aveuglant, très loin, à près de mille cinq cents kilomètres dans le sud-est.

_ Impact, fit Joseph en déclanchant un chronomètre.

Il savait que la comète s'était cassée en deux blocs inégaux de quelques centaines de mètres, peu avant d'entrer dans l'atmosphère, et que le second arrivait. C'était une question de secondes. Un nouveau sillage incandescent déchira le ciel verticalement. Un nouvel éclair surgit de l'horizon, presque au même endroit que le premier. Là-bas, quelque part dans ce qui, un jour, serait le sud du Brésil, venaient de se former deux cratères de dix et douze kilomètres de diamètre. Toute roche, toute vie, était vaporisée. Si les éclairs voyageaient à la vitesse de la lumière, les ondes sonores et sismiques, plus lentes, allaient bientôt se faire sentir.

Joseph observait les troupeaux en contrebas, pour déceler quelque signe de nervosité chez les dinosaures. Seraient-ils sensibles à cette lointaine catastrophe ? A cet instant même, là-bas, près des points d'impact, les animaux mourraient par millions. Des forêts entières s'embrasaient, couchées par l'onde de choc, dont le front s'élargissait en cercle, plus vite que le son. Bientôt le six-roues et son équipage poursuivraient leur expédition, pour étudier de plus près les effets de ce double impact, équivalent à des milliers de bombes atomiques.

Prévost se mit à réciter un passage de la « Lettre sur la Comète de 1742 », de monsieur de Maupertuis, que ses amis, comme lui-même, connaissaient par cœur, pour l'avoir lue, et relue, dans leurs jeunes années : « on voit assez qu'il est possible qu'une comète rencontre quelque planète, ou même notre Terre, sur sa route et l'on ne peut douter qu'il n'arrivât de terribles accidents ».

Quelques minutes après les éclairs, les ondes sismiques de surface commencèrent à se faire sentir. Le sol bougeait au point de faire vibrer le véhicule sur ses suspensions. Un malaise semblable au mal de mer saisit fugitivement l'équipage. En bas, dans la plaine, les troupeaux de dinosaures étaient pris de panique. Ils se mirent à fuir en désordre, tournant sur eux-mêmes en poussant d'étranges meuglements. Mais le phénomène ne dura pas. Là-bas, très loin, le ciel prenait une couleur de plus en plus sombre, à mesure que les nuages produits par le cataclysme émergeaient de la rotondité de la Terre.

Une heure et demie plus tard, un grondement lointain se fit entendre pendant plusieurs minutes. Le son arrivait en dernier, sourd, grave, prenant au ventre, et terriblement menaçant...

L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant