Chapitre quinze, L'Empire du soleil, Timor oriental, décembre 1941

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Chapitre quinze, L'Empire du soleil, Timor oriental, décembre 1941


L'Empire du soleil déferlait sur l'Asie, l'Indonésie, et les archipels de l'océan Pacifique. Les habitants de Dili s'attendaient d'un jour à l'autre à voir surgir, dans le ciel bas et lourd, les avions aux ailes blanches et cocardes rouges qui avaient détruit Pearl Harbor.

Chaque soir, un orage éclatait, écrasant la faible houle sous une lourde pluie, dans un feu d'artifice d'éclairs et de tonnerre.

Englué depuis plus de trois mois dans le port de Dili, victime des fièvres paludéennes, des tracasseries de l'administration coloniale portugaise, et soupçonné de sympathie pour les puissances de l'Axe, Alain Gerbault, à quarante-huit ans, n'était plus qu'un paria des océans, un marin rejeté par la mer.

Deux fois déjà, il avait tenté de prendre le large, et deux fois la mousson l'avait obligé à regagner la petite capitale du Timor oriental, où il déambulait pieds nus, maigre, solitaire, hirsute et vêtu comme un clochard, tenant souvent à la main un vieil exemplaire des Lusiadas de Camoens. Sa connaissance du portugais lui permettait quelques conversations, mais nul ne voulait trop se compromettre avec ce suspect, malgré sa célébrité internationale.

Fils de bonne famille, pilote de chasse de la première guerre mondiale, champion de tennis, navigateur audacieux, auteur à succès de livres contant ses aventures, défenseur des peuples polynésiens contre l'administration française, érudit passionné par leur langue, leurs chants, et leur histoire, il était tout cela, sous son apparence misérable...

Il vivait sur son bateau ancré dans la baie, un cotre d'une dizaine de mètres à la coque noire, endommagé lors de sa dernière tentative de départ. Il n'en débarquait que rarement, pour acheter quelques provisions et de la quinine pour soigner ses fièvres. Il passait de longues heures à lire ou à contempler l'horizon marin, au nord, et la silhouette montagneuse de l'île Atauro accrochant les nuages de l'autre côté d'un bras de mer d'à peine vingt-cinq kilomètres.

Derrière lui, le long de la baie mal protégée qui servait de port, la petite ville assoupie s'étalait au pied de collines couvertes de forêt. Alain Gerbault avait une vue imprenable sur le palais du gouverneur et d'autres immeubles administratifs où s'affairaient mollement les fonctionnaires aux aisselles moites de l'Estado Novo.

*

Deux d'entre eux, le capitaine du port et un médecin de la marine, s'étant aperçus qu'on n'avait pas vu le français à terre depuis plusieurs jours, montèrent sur une chaloupe, avec deux matelots indigènes, et en quelques coups d'aviron vinrent à couple du cotre. La veille au soir, on avait vu la foudre frapper son mât.

Cognant sur la coque et le pont, ils appelèrent plusieurs fois en vain :

_ Senhor Gerbault ! Senhor Gerbault !

Faute de réponse, ils montèrent à bord et se précipitèrent dans la cabine. Alain Gerbault était affalé, nu, inconscient, délirant, dans un désordre indescriptible. L'intérieur du bateau puait, tout y était moisi ou imbibé d'humidité. Plusieurs bouteilles d'alcool vides traînaient sur le plancher.

Le médecin retourna Gerbault, et fut frappé par son délabrement. Amaigri, barbu, les yeux cernés, il avait l'air d'un vieillard. Il brûlait de fièvre.

_ C'est un miracle, il devrait être mort !

_ Débarquons-le, il faut le conduire à l'hôpital !

*

Le marin resta plusieurs jours à l'agonie, en longues périodes de prostration, coupées de crises de délire au cours des quelles il marmonnait des propos incohérents : « Aïmata », « Tohora e rua », revenaient sans cesse dans des phrases incompréhensibles pour les bonnes sœurs de l'Alentejo qui le veillaient sans espoir.

*

On l'enterra à la hâte, dans un cercueil mal raboté, le jour où les troupes australiennes et hollandaises prenaient le contrôle de Dili, avec l'accord du gouverneur portugais, pour en organiser la défense contre les japonais.


L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant