Chapitre dix, 11 janvier 1999, « Tres Heridas » dans la tempête.

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Chapitre dix, 11 janvier 1999, « Tres Heridas » dans la tempête.


J'ai fait manger à notre petit sa purée et sa saucisse bouillie. J'étais heureux de voir qu'il n'avait toujours pas le mal de mer. Ensuite nous l'avons couché paisiblement.

Pendant son repas, tu avais pris ton quart à la barre, mon amour. Le bateau marchait bien, le ciel se dégageait vers le sud, révélant les étoiles. Vers vingt-et-une heures, nous avons roulé la moitié du génois, et dépassé l'extrémité sud des îles Desertas.

J'ai pris le quart de vingt-deux heures à minuit, et pour ne pas avoir à te réveiller pendant tes deux heures de sommeil, j'ai fini de rouler le génois. Avec un ris dans la grand-voile, et seulement la trinquette à l'avant, le bateau marchait très bien. Si nous avions été un peu plus nombreux à bord, je n'aurais pas hésité à envoyer plus de toile.

Au changement de quart, le baromètre était tombé à 1018 ! Nous avons commencé à nous inquiéter. Tu as repris la barre, et je suis retourné au pied du mât pour prendre le second ris, par précaution. Pourtant, le ciel restait limpide dans le sud-ouest, direction d'où nous aurions pensé voir venir le mauvais temps. Et le vent restait du nord. C'est alors qu'une alerte météo tombée sur le récepteur Navtex nous a donné la réponse : c'était un coup de vent de nord qui s'annonçait, de force 8 à 9, pour une durée de quarante-huit heures ! Nous avons donc décidé de poursuivre notre route vers le sud, plutôt que de lutter contre le vent pour retourner à Porto Santo. Je suis allé dormir, mais plutôt que la cabine avant, j'ai choisi la couchette proche de la table à cartes, d'où je pouvais te voir à la barre. Je ne me suis pas déshabillé, n'enlevant que ma veste de ciré pour pouvoir te rejoindre au plus vite si tu avais besoin d'aide.

Vers une heure et demie, tu m'as appelé d'un cri ! Un grain passait sur nous, vent fort et petite pluie froide. Le baromètre était descendu à 1015, soit trois millibars en moins de deux heures, ce qui était une énorme variation, même si la pression n'était pas très basse ! Je me suis précipité au pied du mât, pendant qu'à la barre tu nous tenais face au vent. J'ai totalement affalé la grand-voile, pensant la hisser à nouveau après le grain, mais en prenant le troisième ris. Dans la même manœuvre, j'ai descendu la trinquette, et je l'ai remplacée par le tourmentin. Nous avons aussi remonté la lourde dérive en bois, pour limiter l'effet de croche-pied de la partie qui dépassait encore sous la coque.

Très vite, il nous a paru plus raisonnable de ne plus hisser la grand-voile, même au troisième ris, et de ne porter que le tourmentin. J'ai donc amarré la grand-voile dans sa housse sur la bôme, et posé l'extrémité arrière de la bôme sur le pont en l'arrimant solidement. La mer se creusait, et cela rendait ton travail plus difficile à la barre, mais nous avons réussi toutes ces manœuvres sans encombre. J'étais content de nous. Après le grain, le bateau s'est retrouvé sous toilé, mais ce n'était qu'un court répit. Tu es descendue te reposer à l'intérieur.

Je commençais à comprendre la superstition des marins d'autrefois. Comment rester rationnel face à la puissance de l'océan, ce monstre aveugle, sans haine et sans pitié ? Comment ne pas ressentir une injustice, en voyant la vie de mon fils et de ma compagne en danger, alors que j'avais cru tout faire au mieux. Ce n'était pas l'océan qu'il fallait maudire, mais les bulletins météorologiques inexacts ! Le ciel était plein d'étoiles, mais dépourvu de compassion !

A partir de quatre heures, le vent est monté très vite au-delà de la force 9. Les grains se succédaient, la pluie et les embruns nous fouettaient le visage. J'ai vu apparaître au loin, devant nous, deux feux, un rouge et un vert, signifiant qu'un navire s'approchait. Heureusement, peu à peu, son rouge fut éclipsé, tandis que son vert restait sur notre droite. « Vert sur vert, tout est clair » disent les cours de navigation. Il nous croisait par la droite. Toujours sous la pluie, nous avons vu son obscure silhouette glisser à quelques centaines de mètres de nous, constellée de hublots. Nous avait-il vus ? Aurions-nous dû lui demander de l'aide ? A cette heure là, nous pensions encore nous en sortir sains et saufs, par nos propres moyens.

Vers cinq heures, un grain extrêmement violent nous a contraints à affaler le tourmentin ! Tu as pris la barre, et je suis allé à l'avant, crochant soigneusement les mousquetons de mon harnais, car une chute à la mer m'aurait été fatale, te laissant seule à bord avec notre petit. La mer s'était creusée très vite. Dans le noir, on devinait des creux de plusieurs mètres, et les crêtes des vagues déferlaient parfois sur notre pont. Il te devenait presque impossible de tenir la barre. Après le grain, le vent n'a pas molli. Nous avons alors renoncé à renvoyer le tourmentin. La force du vent, soufflant sur les superstructures du bateau, suffisait à le faire avancer. « En fuite à sec de toile », comme on lit dans les récits de navigateurs, dont on tourne les pages en pensant que cela ne nous arrivera jamais, car on est bien trop prudent, et beaucoup mieux équipé que les anciens pour connaître la météo.

Ce n'était pourtant pas ma première tempête. J'avais déjà connu six jours d'enfer sur un catamaran, quelques années plus tôt, dans le golfe de Gascogne en décembre. Mais en ce temps-là, je n'avais pas d'enfant, et nous étions six adultes à bord...

A présent, j'étais père et chef de bord. J'ai décidé de ne plus quitter la barre jusqu'au lever du jour. Le vent avait légèrement tourné nord-ouest, et je m'efforçais de faire route au 150, pour laisser loin sur ma droite les redoutables îles Selvagems.

En fin de nuit, les grains se succédaient presque sans relâche. Les vagues nous rattrapaient par l'arrière et se brisaient sur le bateau, inondant régulièrement le cockpit où je m'étais attaché, cramponné à la barre. J'étais trempé, et les centaines de litres d'eau dans lesquels je baignais alourdissaient l'arrière du bateau, l'exposant à la vague suivante quand ils ne s'évacuaient pas assez vite par les orifices prévus à cet effet.

Il devenait difficile de tenir un cap, et le GPS nous indiquait que nous dérivions vers le sud, vers les Selvagems, à une soixantaine de milles devant nous. Si cela continuait, nous risquions d'y arriver dans la nuit suivante. Passer dans le noir au milieu de tous ces récifs dans une mer démontée était suicidaire.

Mon amour, tu restais calme, et notre petit dormait encore. Moi je commençais à me demander combien de temps nous pourrions tenir à ce rythme. Par moments, nous tombions dans un creux, l'avant faisait une chute brutale de plusieurs mètres dans la vague, et le choc ébranlait tout le bateau. L'état de la mer ne permettait plus de brancher notre petit pilote automatique. Il fallait constamment que l'un de nous soit à la barre, et nous n'avions presque pas dormi de la nuit. A quel moment l'un de nous perdrait-il le contrôle du voilier ?

Je ne sentais pas le chavirage imminent, mais s'il fallait tenir encore une nuit ou deux, sans dormir, qu'arriverait-il ? A l'approche des Selvagems, la profondeur de l'océan diminuant, les vagues risquaient d'être encore plus chaotiques. Si le trimaran venait à se retourner, le barreur avait de fortes chances d'être noyé. Le survivant se retrouverait enfermé dans le noir avec notre petit, à l'intérieur du bateau dévasté, en partie inondé, et dérivant peut être vers les récifs. Fallait-il attendre le drame pour demander de l'aide ?


L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant