Chapitre trois, 17 novembre 1978. Il n'y a plus de ciel !

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Chapitre trois, 17 novembre 1978. Il n'y a plus de ciel !

Alain Colas n'avait plus lâché la barre depuis des heures. Manureva, ne portant qu'un petit tourmentin, fuyait sur une mer invisible, vers un horizon totalement noir. Le grand oiseau d'aluminium vibrait et gémissait à chaque départ en survitesse. Seuls les chocs résonnant dans la coque métallique et les volées d'embruns donnaient une idée de l'état de la mer. Régulièrement un grondement de Niagara roulant dans l'obscurité de son sillage lui annonçait une nouvelle déferlante sur l'arrière. La légèreté du trimaran lui permettait d'être soulevé par la vague, mais inévitablement la crête venait frapper le tableau arrière, les restes du régulateur d'allure arraché par le vent, et le rail semi-circulaire de l'écoute d'artimon. Heureusement, le cockpit de Manureva était devant le mât d'artimon, ce qui le protégeait de ces coups, mais pas des embruns. Le geste du barreur était inlassablement le même : lofer légèrement en montant sur la vague, et sitôt au sommet, ramener la barre à soi pour lancer les six tonnes et vingt mètres du bateau dans la pente. Manureva surfait, dévalait la vague en survitesse, mais quand la pente était trop raide, il risquait de chavirer en plantant dans l'eau l'avant très effilé du flotteur.

Le baromètre ne cessait de descendre et le ciel de s'obscurcir, ne laissant qu'une poignée d'étoiles visibles au zénith. Des éclairs, de plus en plus nombreux, déchiraient l'horizon sur trois cent soixante degrés. Manureva était comme en chute libre dans un puits sans fond.

À l'heure de sa vacation radio, Alain arrima sa barre dans l'axe du bateau avec un bout solide et descendit dans le boyau d'aluminium pour allumer son émetteur. Il gardait un oeil sur le ciel à travers la bulle de plexiglas sur le roof, et sur la barre par le panneau de descente. Pour échapper au vacarme régnant à l'intérieur, il étira au maximum le cordon de son micro pour s'asseoir sur la plus haute marche de l'échelle. Là, c'était le vent qui lui hurlait aux oreilles. Son épouse, Teura, était à l'écoute, mais la conversation était presque impossible. Une lueur lui fit lever le nez. Le feu de Saint-Elme, flamme grésillante d'un bleu électrique, brillait en haut des deux mâts et semblait se développer vers le bas.

_ Je suis au centre du typhon, cria-t-il dans son micro !

L'étrange phénomène lumineux se propageait sur toute la hauteur des mâts et descendait aussi le long des haubans. Les dernières étoiles visibles semblaient s'étirer en bâtonnets de lumière, puis se courber en filaments, en arcs de cercles concentriques. Sans espoir d'être entendu à la radio, Alain s'exclama :

_ Il n'y a plus de ciel, il n'y a plus de ciel !

Dans un tourbillon d'eau et d'incandescence, il lâcha son micro et bondit sur sa barre dont le bout de retenue avait cédé à l'instant où le flotteur sous le vent s'immergeait totalement, freinant Manureva avec une brutalité inouïe. Alain perdit conscience.

Quand il revint à lui, allongé dans le cockpit, le ciel blanchissait à l'est, et le calme était total. Il eut à peine le temps de voir Vénus se fondre dans la lumière solaire. L'esprit embrumé, il essayait de comprendre comment il avait échappé au chavirage. Que le vent se soit calmé aussi vite était troublant, mais qu'il ne restât rien de la mer déchaînée de la nuit, cela était inexplicable. En jetant un regard par-dessus bord, il remarqua que l'eau grouillait de méduses de toutes formes et de toutes tailles. La sagesse et l'épuisement l'incitaient à profiter du calme pour dormir, et réfléchir plus tard. Il s'accorda une demi-heure de sommeil dans sa couchette.

Au retour sur le pont, une énorme surprise l'attendait. Tandis que le soleil s'élevait rapidement derrière Manureva, la terre était là, devant lui, à quelques milles à l'ouest. Aucune terre n'aurait dû se trouver là. Il descendit d'un bond à sa table à cartes pour constater que tout son système électrique était grillé, et les batteries vides. Les compas du bord tournaient tous sans jamais se fixer sur aucune direction. Il remonta sur le pont avec ses jumelles pour scruter ce paysage. De hautes falaises rouges et stériles s'étendaient à perte de vue. Elles semblaient plus élevées vers le sud, à gauche, et décliner vers le nord, sur la droite.

L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant