Chapitre huit, 10 janvier 1999, Atlantique nord.

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Chapitre huit, 10 janvier 1999, Atlantique nord.


Non, mon amour, de tout ce qui est arrivé, rien n'est ta faute.

Nous avons pris la mer avec notre enfant après nous être informés auprès de toutes les sources possibles sur la météo des jours suivants. Depuis ton arrivée un mois plus tôt dans cette petite île de Porto Santo, toute proche de Madère, tu voulais partir. J'étais là avec le petit depuis plus longtemps et je trouvais beaucoup de charme à cet endroit. Mais il était temps de larguer les amarres.

Le 10 janvier, peu avant midi, nous étions prêts, le moteur tournait déjà, et nous n'attendions plus que le dernier bulletin de Radio France Internationale.Dans le carré de notre bateau, un voisin de ponton écoutait avec nous.C'était un français, vivant avec une fille du pays. Quelques nuits plus tôt, nous lui avions donné un gros coup de main pour s'amarrer, alors qu'il venait se réfugier dans le port au début d'une tempête.Par économie, il venait au port le moins souvent possible.Dès le retour du beau temps, il avait remis Far-West, son petit monocoque blanc, au mouillage devant l'immense plage qui s'étendait entre le port et le village.

A la radio, de sa voix légendaire qui faisait rêver tous les voileux de l'Atlantique, la présentatrice de la météo, Arielle Cassim, nous expédiait en enfer avec un bulletin totalement faux : « Pour la zone Madère, vent de nord à nord-est force 4 à 5, temporairement force 6 sur l'extrême nord-ouest de la zone, avec des averses.Pas d'avis de coup de vent sur cette zone. »

On ne pouvait rêver mieux.La possibilité de force 6 ne nous concernait pas, car nous partions plein sud vers les Canaries.Au pire, si ce force 6 temporaire nous avait rattrapés, il n'aurait pas été un problème pour un gros voilier comme le nôtre navigant au portant. Il nous aurait poussés un peu plus vite vers notre but. Notre beau trimaran bleu mesurait presque treize mètres de long et huit mètres et demi de large pour six tonnes.Les conditions annoncées étaient celles dans les quelles il donnerait le meilleur de lui même.

La situation générale pour l'Atlantique nord, annoncée au début du bulletin, se limitait à une dépression de 985 hectopascals à la pointe sud du Groenland.

J'avais pris l'habitude de recouper plusieurs sources d'information météo, sans me contenter d'une seule, fut-elle la voix doucereuse d'Arielle Cassim. Un de mes frères me faxait régulièrement, au bureau de la marina, les cartes diffusées sur internet par le centre européen de météorologie à moyen terme. Celles-ci confirmaient les belles prédictions de Radio France Internationale. Un anticyclone à 1040 devait s'installer, et de jour en jour les isobares s'écarter les unes des autres, ce qui se traduirait par une baisse des vents.

Autre source météo, le petit récepteur Navtex que j'avais à bord nous permettait de capter des messages d'alerte, et toutes les informations de dernière minute, utiles à la navigation. Il annonçait que la houle de trois ou quatre mètres générée par la tempête des jours précédents s'amortissait à deux puis à un mètre.

Enfin, la veille, nos amis du catamaran Papagena, un couple d'allemands, avaient comparé leurs cartes météo allemandes avec les nôtres, et au vu de leur cohérence, ils avaient pris la mer pour les Canaries. Nous avions décalé notre départ pour naviguer avec une houle plus amortie. La comparaison de toutes ces sources nous faisait craindre de finir la traversée sans vent et au moteur. J'avais donc rempli de gas-oil toutes les réserves du bateau.

Un quart d'heure après le bulletin de Radio France Internationale, nous avons largué les amarres dans l'optimisme. Du haut de ses deux ans et demi notre petit se réjouissait de partir enfin pour Ténériffe, dont nous lui avions tant parlé.

Le vent avait bien la direction annoncée, mais il était faible. Le ciel était gris et le plafond assez bas. Dans l'ouest, la masse montagneuse de Madère accrochait les nuages. Il n'y avait là rien d'inquiétant. Toutes les îles hautes accrochent les nuages. Nous pensions retrouver le soleil en nous éloignant des terres.

Au moment de hisser la grand-voile, après avoir paré les jetées du port, il fallait pointer nos trois étraves vers la plage et se tenir face au vent pendant quelques minutes. C'était comme un au revoir à cette île que j'aimais tant. Une longue plage bordait presque toute la côte sud et le village le plus important, où Christophe Colomb avait vécu dans sa jeunesse. Le centre de l'île un peu plus bas et plat, où était installé l'aéroport, abritait quelques hameaux et lotissements où les citadins de Funchal se faisaient construire des maisons pour leurs fins de semaines. Quelques groupes de palmiers et quelques vieux moulins se découpaient sur les crêtes pelées et battues par les vents. Aux extrémités, à l'ouest, et surtout à l'est, les reliefs étaient plus importants, et le plus remarquable, s'il n'était pas le plus haut, restait le Pico do Castelo, petit cône volcanique d'une forme parfaite, proche du village. Derrière la zone portuaire s'élevaient des falaises sombres et plus loin l'îlot de Cima et son phare, qui avait guidé notre arrivée de nuit à Porto Santo, quand en octobre j'avais convoyé le bateau depuis Cadix avec deux équipiers encore peu expérimentés, mais très motivés. Une aventure avec quelques rebondissements, qui s'était bien terminée.

Ce 10 janvier c'était notre nouvelle aventure qui commençait. Toi, moi, et notre petit, sur notre trimaran, cap au sud. Sitôt les voiles établies nous avons tourné le dos à Porto Santo. Le vent était toujours faible, et plein nord. Faire route plein sud nous maintenait à la limite de l'empannage en permanence. Pour gagner en vitesse et en sécurité nous avons donc obliqué légèrement vers l'est.

Nous aurions aussi pu mettre de l'ouest dans notre sud, mais cela nous aurait rapidement rapprochés du mur que formaient les hautes falaises des îles Desertas au sud de Madère. C'est donc cap au sud sud-est que nous avons commencé l'après-midi. Il faisait doux, la mer était belle et le bateau marchait aussi bien que possible.

Vers seize heures, toujours par mer belle et vent modéré, j'ai estimé qu'il était temps d'empanner. Nous avions suffisamment gagné vers le sud pour éviter les îles Desertas, dont les sombres falaises avaient défilé pendant plusieurs heures sur notre droite. L'empannage nous mettrait sur une route plus directe vers Tenerife, tout en passant assez loin du petit archipel inhospitalier.

C'était aussi l'heure de faire goûter notre petit qui, pour cette fois, n'avait pas le mal de mer. J'étais attentif à cela car l'hiver précédent, en Méditerranée, il en avait souffert, et je ne voulais pas que ce voyage, dont j'avais tant rêvé, devienne un calvaire pour lui. J'y étais d'autant plus sensible que, depuis mon enfance, j'ai moi aussi, toujours souffert de ce mal.

La manœuvre d'empannage faite en douceur, j'ai pu mettre cap au 190, soit un bon sud avec une larme d'ouest, juste assez pour ne pas oublier que la traversée de l'Atlantique serait un jour au programme. Nous marchions sereinement à cinq ou six nœuds, et n'avions qu'à nous laisser pousser vers notre destination. Je n'oubliais pas que, le lendemain, il faudrait passer dans les eaux dangereuses du petit archipel des Selvagems. Mais à chaque jour suffit sa peine.

Le baromètre avait perdu un millibar, passant de 1020 à 1019, mais ce type de variation qui m'avait préoccupé tout l'hiver précédent en Méditerranée m'inquiétait beaucoup moins ici. Les baromètres oscillent légèrement tous les jours, sans aucune conséquence. Les nuages étaient toujours accrochés sur les sommets de Madère, mais au sud, l'horizon était de plus en plus dégagé.

A la tombée de la nuit, qui vient tôt en janvier, nous avons pris un ris par précaution. Tu as pris la barre pour pointer nos trois étraves vers Madère, et vers l'axe du vent, ce qui dégonflait la grand-voile et me permettait, au pied du mât, de la faire descendre sans effort. Manœuvre propre et sans bavure : le trimaran navigue presque à plat, et sa largeur de pont apporte une grande sécurité. Nous y perdions en vitesse, mais cela nous éviterait d'avoir à manœuvrer en pleine nuit, si la force 6 annoncée devait se confirmer. Nous étions presque au vent arrière, et pour éviter un empannage intempestif, j'ai aussi gréé une retenue de bôme.

La soirée commençait paisiblement. Sur le pont, les feux de route rouge et vert,allumés, se reflétaient doucement dans l'inox poli du balcon avant. Le feu arrière, blanc et plus puissant, illuminait notre sillage sur une dizaine de mètres. La rose du compas flottait dans sa petite sphère d'huile, doucement éclairée de l'intérieur. Par la descente ouverte, je te voyais à l'intérieur en train de préparer les flocons de pomme de terre pour notre petit.


L'Océan des marins perdus.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant