Chapitre 15

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L'héritier légitime

J'ai tenté, durant ces dernières années, d'ignorer ce sentiment étrange qui fait battre mon cœur plus vite chaque fois que mon regard se tourne vers la Forêt Profonde. La fois où j'y suis allé, et y suis resté un certain moment – près d'un mois et demi il me semble – j'ai approché de très près ce qui, selon moi, peut être le simple bonheur de vivre.

J'ai constaté que, certes, les Agharians peuvent être violents, autant avec les espèces inconnues qu'entre eux, mais ils ne le sont que si la situation l'exige.

Ils vivent au milieu des arbres, comme des sauvages, et n'ont donc d'autres choix que d'être forts pour survivre. Mais ce qui m'a touché, c'est l'unité qui règne à Agharia. Un Agharian n'est rien sans les siens. Parce que j'ai su me soumettre et leur prouver que je n'étais pas dangereux, ils ont accepté ma présence lointaine et j'ai ainsi pu les étudier.

Aussi, il est hors de question que j'accompagne mon frère et mon père dans leur croisade insensée. Lorsqu'ils m'ont annoncé qu'ils avaient lu mon étude des sauvages de la forêt, j'étais fier de moi d'avoir su titiller leur curiosité – un intérêt pour ce peuple que je croyais inexistant – avant que la honte ne s'empare de mon cœur. Oui, mon père a lu mon rapport, et la seule chose qu'il a retenu est ceci : Agharia est devenue une cité forte, prospère, et les Agharians trop nombreux et trop puissants pour qu'il les tolère plus longtemps.

Pour autant que je sache, la dernière véritable bataille qui vit s'affronter les Larissiens et les Agharians, remonte à plus d'une vingtaine d'année, un peu avant ma naissance. Mais l'esprit de mon père, embrouillé par la peur, a l'intention de remédier à se laisser aller. Et j'y ai contribué. Malgré moi, j'étais devenu celui qui provoqua cette guerre.

Mon père m'a ordonné d'aider mon frère aîné à préparer la Horde mais j'ai refusé. J'ai tenté de leur faire comprendre qu'ils n'avaient rien à craindre des Agharians, que ces derniers se fichaient éperdument de ce qu'il pouvait bien se passer en dehors de leur territoire et qu'ils ne tenteraient donc jamais rien contre Larissa, mais ils n'ont rien voulu entendre. Je leur ai hurlé que je ne participerais pas à cette bataille et en réponse mon père m'a hurlé que je n'hériterais rien de lui, que seul Sisyphe, mon frère aîné, serait son héritier. Soit, si c'est ce qu'il veut.

À présent, je réalise pleinement que je n'attendais que ça, que mon père me coupe de toute attache sentimentale et de tout héritage. À Larissa, être déshérité n'est pas seulement une question de bien ou d'argent, mais aussi de descendance. Ecarté de la succession royale, je n'aurais pas le droit de me reproduire et toutes les femelles nobles susceptibles de me donner un héritier lion me fuiront, soucieuses de ne pas déplaire au roi. Qu'est-ce qui me retient alors, à Larissa ? Rien.

Absolument rien.

Et si quelqu'un doit prévenir les Agharians de ce qui se prépare, c'est moi.

Extrait de « Histoire du monde thérianthrope »

Par le prince Ilias le Lion

an 387 av. J-C

Au même moment, Agharia, cœur de la Forêt Profonde, hiver de l'an 298 av. J-C...

Durant les quatre ou cinq jours qu'avaient duré la chasse, certains mâles avaient fait des allers et retours fréquents entre la forêt et Agharia, ramenant avec eux quelques proies plus ou moins grosses.

Shun ne s'était pas contenté de rester sagement à l'intérieur de la tente de Dohko, malgré les directives de ce dernier, à attendre que sa fièvre diminue et que ses blessures éparses guérissent. Plusieurs fois, il était sorti afin de réclamer une audience auprès du roi Loup. Au début, les soldats montant la garde devant sa tente l'avaient simplement et sèchement repoussé, mais celui qui se faisait appeler Sion avait fini par l'autoriser à entrer.

L'Étalon de SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant