J'ai épousé un communiste ( Philip Roth)

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J'ai toujours un grand plaisir à reprendre Roth. C'est presque à chaque fois un soulagement, quelque chose de très rassurant que de retrouver un contemporain (même mort) à admirer. C'est comme rester longtemps en apnée et puis inspirer soudain de l'air frais, vivifiant. Il y a quelque chose d'absolument fascinant dans l'écriture de Roth. Il parvient, par des constructions compliquées faites de mises en abîme et de retours en arrière incessants, à utiliser une histoire personnelle pour raconter l'Histoire américaine. Et inversement : comment la grande Histoire change et malmène des vies individuelles ? Quelle est la part de responsabilité de l'identité propre d'un individu et celle du poids des grands événements sur son existence ?
Il est toujours extrêmement périlleux de jouer ainsi de constructions complexes. Il faut être un maître, un travailleur, un laborieux et un audacieux. Il faut surtout une grande maîtrise de l'art du récit bien mené et bien construit. Ah, c'est réjouissant quand c'est réussi ! Cette fois, Roth est minimaliste et paradoxalement utilise une méthode ambitieuse : tout le roman consiste en un long dialogue entre seulement deux protagonistes qui partagent leurs souvenirs.
« J'ai épousé un communiste » est le deuxième roman de la « trilogie américaine » de Roth, que je lis dans le désordre, l'ayant entamée par « la Tâche » et ayant gardé « Patorale américaine » pour la fin. Nous retrouvons donc l'écrivain ermite Nathan Zuckerman qui dans ce roman revoit, après des années, son ancien professeur de lettres, Murray Ringold. Ce dernier, affaibli par l'âge, revient, lors d'une conversation qui dure tout le roman, sur la vie de son frère Ira, l'ancien mentor de Nathan.
Ira, dit Iron Rin, ancienne vedette de théâtre radiophonique pendant le maccarthysme, a épousé Eva Frame, star du cinéma muet. Cette femme, autant que le caractère entier, passionné et naïf d'Ira, le conduiront à sa perte. « J'ai épousé un communiste » est le titre du livre qu'écrira Eva Frame et qui marquera le début de la descente aux enfers d'Ira. Pour décor, l'Amérique de l'après-guerre, celle de la guerre froide, de la traque des communistes, de la chasse aux sorcières. C'est l'Amérique irrationnelle qui se méfie des espions soviétiques jusqu'à la paranoïa, celle de la guerre de Corée et à la fois du rêve américain, de la réussite. C'est aussi cette Amérique qui peut faire d'un pauvre gamin des quartiers juifs de Newark une célébrité et lui faire épouser une vedette de cinéma, et qui fait de son frère aîné un brillant professeur d'université.
« J'ai épousé une communiste », c'est avant tout une histoire d'amour qui tourne mal entre deux êtres mal assortis, tout à fait opposés, réunis par des déséquilibres psychiques et des démences. Eva Frame, femme riche et distinguée, vedette du cinéma muet puis de la radio, déjà mariée par trois fois, recherche non un homme sain mais une brute qui pourra la tourmenter autant que la protéger. C'est ancré en elle, profondément : elle n'est attirée que par les rustres, que par les hommes qui lui feront du mal, et la voilà infiniment femme. Alors, la vedette distinguée fait un mariage contre nature. Elle épouse un prolétaire bagarreur, un homme en colère contre ce capitalisme qui pourtant lui a ouvert les bras, un homme qui hurle les slogans du parti et s'indigne de toutes les injustices. Ira, lui, épouse Eva Frame parce qu'elle est belle, mais surtout parce qu'il aspire à une vie de famille, aux bonheurs simples d'une entente conjugale, à des enfants aussi. Ils s'aiment, ils croient s'aimer, alors ils se marient. Seulement, les deux se leurrent. Eva Frame a déjà une fille, Sylphid, et ne veut pas d'autre enfant. Fille qu'elle aime par-dessus tout et qui déteste Ira. Fille-reine, possessive, assoiffée de l'attention constante de sa mère qu'au fond elle déteste, à qui elle veut faire payer je ne sais quoi. Fille d'une mère tout à fait faible et domestiquée par sa progéniture. Voilà ce qu'est Eva Frame : une mauvaise mère en rédemption et une épouse qui aspire à la souffrance, éternelle victime volontaire des deux êtres qui l'entourent.
Mariage raté, débâcle sans nom. Un communiste enragé n'épouse pas une diva privilégiée, capricieuse et faible d'esprit. Le couple se dispute, se déchire, se livre à une guerre froide perdue d'avance pour Ira : en communiste qui vit en Amérique, il est du mauvais côté, il perdra. Superbe allégorie : il est le communisme américain, lié a l'Amérique par les liens sacrés du mariage. Il est un homme perdu. Et cependant, tant qu'elle reçoit encore de lui, Eva le protège par sa position et ses relations. Au fond, elle n'a que faire qu'il soit communiste tant que tout va bien, tant qu'ils s'aiment encore. Ce qu'elle voulait, c'était bien un homme comme Ira : un anticonformiste, un fou, une brute. Seulement, l'amour s'étiole et la diva devient femme trompée puis quittée. En femme, elle suppliera en vain puis utilisera contre lui, par vengeance, ce qui ne l'a jamais vraiment dérangée et ce qu'elle ne pouvait ignorer non plus mais qu'elle feindra de découvrir soudain. Voilà là encore une belle étude psychologique, une fine observation de l'humain : ce qui était pour elle, à défaut d'une qualité, du moins une caractéristique qui l'a fait choisir son époux, deviendra ce par quoi elle l'attaquera et l'anéantira. Eva Frame, c'est aussi une femme-enfant à l'esprit si piètre qu'elle est incapable de se diriger seule. C'est une femme sous influence, et qui cherche de l'influence. Se sachant à peu près ignorante et trop faible d'esprit pour s'améliorer et se rendre autonome intellectuellement, elle ne cesse de chercher protections et influences. Il y a Ira bien sûr, mais surtout sa fille à qui elle obéit sans retenue. Et quand Ira sera tombé en disgrâce, elle ne prendra pas d'initiative seule : elle écrira ce livre sous influence encore, « conseillée » par des traqueurs de communistes, ce qui à la fois lui évite l'importunité d'une réflexion mais également le poids de la culpabilité d'avoir mal agi : elle aura seulement été mal conseillée, influencée par des gens mauvais. Eva Frame est représentative de ces américains qui sont alors incapables de réflexion personnelle et d'actes conformes à leurs opinions. Ils se laissent porter, voilà. L'Amérique tout entière gueule que les communistes lui veulent du mal, pourquoi serait-ce faux ou exagéré ? Mais y croit-ils vraiment ? Ils dénoncent parce que des gens avisés leur ont conseillé de le faire, et ce pour le bien commun. Mais, comme Eva Frame qui, elle, se venge, ils ont, au fond, tous quelque chose à tirer personnellement de leurs dénonciations, sur un plan personnel ou professionnel. La politique et des conflits mondiaux qui échappent aux individus contaminent pourtant les sphères intimes, détruisent des vies, brisent des hommes, poussent aux bassesses et aux trahisons, aux suspicions vicieuses, à la persécution, aux soupçons.
« J'ai épousé un communiste », c'est aussi l'histoire de la jeunesse de Nathan Zuckerman, le narrateur, de l'influence qu'a eu son mentor communiste sur son jeune cerveau, de celle aussi qu'a eu sur sa carrière le frère de celui-ci, le brillant professeur de lettres Murray Ringold. C'est une façon subtile d'aborder l'admiration, l'influence de maîtres dans la construction d'un homme, d'un esprit, d'un écrivain. C'est avec émotion qu'il retrouve, des décennies plus tard, ce vieillard qui fut l'enseignant qu'il vénérait.
Ah, c'est si riche et dense qu'il est difficile d'être exhaustive ! Il y a, dans ce roman, nombre de passages sublimes - au sujet de l'écriture et de l'art notamment - brillants, élevés, nettement supérieurs. Roth rappelle comme l'homme est infiniment complexe, multiple, mouvant, bien éloigné des caricatures et des tempéraments figés que l'on retrouve dans la fiction. Voilà là une superbe manière de réalisme : le puissant Ira chute jusqu'à l'internement, le prestigieux et méritant professeur de lettres cachera, sa vie durant, que son jeune frère a tué un homme. La belle, mondaine et célèbre Eva Frame est en réalité d'une fragilité intellectuelle telle qu'elle écrira par rage et vengeance amoureuse un livre qui détruira son époux, ce que, sotte et naïve, elle n'avait pas vraiment anticipé.
Ah, c'est brillant ! C'est fin, subtil et complexe comme un cerveau humain. Roth est un maître, non seulement dans l'art de construire un récit mais aussi et surtout dans l'observation et l'analyse de la psychologie humaine. Voilà qui constitue un véritable écrivain : le style ne suffit pas, il faut être fin psychologue pour fabriquer un chef-d'œuvre.

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