Crime et Châtiment (Fiodor Dostoïevski)

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J'ai longtemps retardé le moment où je lirai Dostoïevski. Je me figurais une œuvre difficilement accessible, éreintante, écrasante. J'avais tort. J'avais surtout oublié combien, pour se faire entendre, on doit rester intelligible, combien « ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement ». Ce roman n'est pas ardu, il est même très accessible. Pourquoi donc avais-je imaginé une sorte de Mallarmé russe ? C'est absurde. Plus jamais je ne renoncerai à un auteur par crainte de ne point l'entendre. Et d'ailleurs, même si cela avait été les cas, n'est-ce pas un défi d'entamer des lectures laborieuses ?
Je le précise avant que l'on y songe à ma place : non, ce n'est pas par provocation ni par esprit de contradiction, par manque de « solidarité » ou parce que je prends parti que j'ai choisi un auteur russe. Ça aurait pu, mais non. C'est un pur hasard : j'avais acheté le livre début janvier. Cependant, je dois bien reconnaître une chose : je me sens plus proche d'un lecteur ou d'un écrivain russe que de mon propre voisin, en quoi l'appartenance à une nation, à une langue, à une histoire commune m'importe moins que ce goût de l'effort en art.
Dois-je écrire que ce roman est prodigieux, quand des millions de lecteurs ont dû le penser et le dire avant moi ? C'est environ une évidence. Si cette œuvre est écrasante, ce n'est pas d'inintelligibilité mais bien de maîtrise de la littérature à tous les niveaux. Elle est magistrale tant en écriture qu'en psychologie humaine, ce qui revient au même ou le devrait. On ne fabrique un bon roman que dans la vraisemblance psychologique.
Toutes les vies humaines ont-elles la même valeur ? Toutes en ont-elles une, de valeur ? Aliona Ivanova, prêteuse sur gage, est perçue comme un parasite sous l'apparence d'une vieille femme. Comment quiconque, selon le portrait que le narrateur dresse d'elle, pourrait s'indigner qu'un jeune homme puissant et intelligent la tue ? À qui manquerait-elle, puisque tous la détestent, puisqu'elle a bâti sa fortune sur la misère des autres ? Ce ne serait peut-être que justice de la tuer, finalement. Cela rétablirait un équilibre, au moins financier, si l'assassin la volait au surplus. Voilà à quoi pense un ancien étudiant seul et sans le sou. Et c'est à peine une pensée cupide en premier lieu. Il s'agirait plutôt de l'intervention d'un homme supérieur se sentant capable de supplanter Dieu, qui fait mal les choses visiblement. Un meurtre est moralement tolérable, surtout le meurtre d'une détestée usurière, s'il conduit à l'amélioration de la condition de quelqu'un qui lui est supérieur. Un grand homme a le droit, et peut-être même le devoir, de tuer si le meurtre lui est profitable, s'il sert sa grandeur et son élévation. Voilà comment pense Rodion Romanovitch Raskolnikov, tombé dans l'extrême pauvreté au point de ne plus pouvoir poursuivre ses études, voilà aussi pourquoi il a un portrait de Napoléon dans son misérable réduit. Est-ce que Napoléon s'est empêché de tuer pour devenir Napoléon ? Raskolnikov ne se sent-il pas une âme de grand homme ? Il en a déjà la résolution et la froideur, ainsi que l'amoralité. Pourquoi ne pas tuer la vieille ? Il y a deux catégories d'hommes sur terre, les soumis et génies, et il se sait appartenir à la seconde, ce qui l'autorise à tuer un être inutile. Résolu par ses idées philosophiques, investi de sa mission de grandeur, il part, muni d'une hache, pour changer son idée en acte. D'ailleurs, c'est à peine un acte à l'origine : c'est un fantasme de tête, une idée qui chemine, une sorte d'utopie, une pensée magique comme celle d'un enfant contrarié qui jure qu'il tuera ses parents parce qu'il est puni. Voilà : s'il y a préméditation, c'est une préméditation de tête, sans plus. Même dans la rue avec la hache cachée sous ses vêtements, il ignore encore qu'il tuera vraiment.
Pourtant, Rodion tue, et il en est le premier surpris. Il tue une deuxième fois, malgré lui, par un engrenage, par obligation, pour résoudre un problème fâcheux. Il est tout autant surpris d'assassiner que de s'en sortir sans se faire prendre. Le voilà assassin. Et alors les idées de grandeur disparaissent, s'éteignent en lui en même temps que le cœur de la vieille. Le voilà oppressé par son propre crime, dépassé comme si son corps avait agi avant que son esprit y soit tout à fait résolu. Ce crime le rend malade. Il a la fièvre, se sépare des bijoux volés, commet des erreurs. Sont-ce des erreurs ? S'il est résolu à ne pas se dénoncer, une part de lui le veut si fort qu'il ne peut s'empêcher de retourner sur les lieux du crime, de trop parler. Et le lecteur, parce que la description de Aliona Ivanova ne peut lui permettre de compatir ni de s'indigner, déplore tant de maladresse. Voilà qui est prodigieux : Dostoïevski fait en sorte que le lecteur, pris lui aussi dans cette fièvre de puissance,  puisse vouloir conseiller à Rodia de rester prudent, de ne point se faire prendre, et même de disposer de l'argent. C'est si bête, un crime pour rien. Qu'au moins la sale besogne lui serve !
Mais non, Rodia a voulu tuer, se sentir Napoléon, mais il n'en n'a ni les épaules ni la hardiesse. Le crime l'a affaibli plutôt que de l'enrichir. Le voici tourmenté, oppressé, aliéné, harcelé par son crime. Pris de remords, rongé par la culpabilité, il sombre dans la folie qui se matérialise en paranoïa : tout le monde sait qu'il a tué, c'est presque inscrit sur son front. Chaque mot qu'il entend le ramène à son crime. Sa culpabilité devient un calvaire, son châtiment.
Le secret devient si lourd à porter qu'il faut qu'il le partage. Il rencontre Sofia Semionovna, une prostituée dont il tombe environ amoureux. J'écris « environ » parce que cet amour est opportun : il lui fallait rencontrer quelqu'un de bon, de généreux, quelqu'un qui puisse entendre qu'il a tué et l'inciter à se rendre.
Il n'est pas le surhomme qu'il croyait être. Il n'aura été puissant qu'en pensée, et le meurtre l'aura rendu lâche : il n'est pas assez fort pour supporter, pour vivre avec le crime qu'il a commis. L'admirateur de Napoléon devient un petit être tremblant d'effroi face à sa culpabilité, incapable de triompher ni de jouir de son crime. Piètre surhomme qui ne l'est qu'en idée et qu'un premier acte effraie au point qu'il le regrette. Le voilà pris dans une atmosphère oppressante, anxiogène, harassante pour sa santé mentale. Bien sûr, la vanité, l'orgueil du surpuissant ne s'éteignent pas subitement. Raskolnikov garde ses audaces et ses arrogances, qui ne sont même pas des poses mais sa manière d'être. S'il est capable de calculs et de ruses pour ne pas se faire prendre, elles sont limitées par son caractère, demeuré en fond ce qu'il est. Et sans doute que ce tempérament, fier et froid, précipitera sa perte, fera qu'il sera soupçonné. Il ne sait pas feindre tout à fait. Il reste trop fier pour s'avouer cela d'un coup. Pourtant, le doute est là : il n'est pas un grand homme, au fond. Aucune gloire dans le meurtre d'une vieille femme sans défense,  c'est peut-être même une lâcheté, une vilénie dont Napoléon ne se serait pas enorgueilli. Après des jours de réflexion, de torture mentale, de prison intérieure, l'acte superbe devient un fardeau, une honte, une ignominie.
Est-ce que ce nihilisme rend le personnage principal particulièrement odieux ? Je ne le crois pas. Sa théorie, parfaitement explicitée, argumentée, est recevable et juste, en un sens. Un individu supérieur au commun, dans une certaine logique, peut écraser un élément inutile de la masse crasse pour faire avancer l'humanité. Le pouvoir et la puissance lui appartiennent légitimement, naturellement. La morale ne lui est de rien et ne doit pas être un obstacle à son élévation. Seulement, cette vision est bien une pensée de tête quand on est un simple ancien étudiant, quand on a finalement rien entrepris, quand on n'est supérieur qu'en esprit mais médiocre en actes. C'est qu'il faut de plus fortes convictions, de plus hautes résolutions pour assumer jusqu'au bout cette philosophie, la mettre en pratique sans regrets. C'est qu'il faut être en mesure de se passer du petit confort, même minuscule, de la bonne conscience. Le narrateur, tout comme le lecteur, est face aux contradictions sur lesquelles repose la morale, absurde et cependant inévitable au commun, lui liant les poignets plus fortement que ses fers de forçat en Sibérie, qui, eux, paradoxalement, le libèrent du poids de la culpabilité et de la duplicité. Il perd sa liberté mais retrouve le confort de l'homme qui purge sa peine, et qui n'a donc plus rien à se reprocher. Tout a un prix, le confort doit être alimenté par le conformisme, la puissance par l'immoralité assumée et décomplexée.
J'aurais pu évoquer également les descriptions réalistes de la vie quotidienne des pauvres à Saint Pétersbourg, mal logés et mal nourris, tout comme l'orgueil de ces femmes déchues, les sacrifices qu'elles font pour un frère, un père, un fils. Toutes ces intrigues secondaires fort habilement enchevêtrées densifient le roman et le renforcent, le rendent un rapport quasi scientifique d'une société, l'intensifient de naturalisme et de fine psychologie humaine.
Devant un maître, je m'incline et prends des notes.

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