La Tache (Philip Roth)

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J'avais précédemment lu « Le Complot contre l'Amérique », roman que j'avais trouvé excellent, difficilement dépassable, et que Roth a pourtant écrit sur le tard. Généralement, un auteur écrit un chef-d'œuvre et régresse ou stagne, satisfait qu'il est d'avoir une fois mérité, consacrant plutôt à présent son temps libre à la promotion et à toute autre chose qu'à la création artiste. Je mentirais si je prétendais avoir acheté « La tache » pour mesurer la constance de l'écrivain. C'est plutôt que j'en ai lu, il y a plusieurs mois à présent, une critique enthousiasmante. J'ai donc ouvert ce roman assez confiante, chose rare, bien que je m'efforce de ne pas porter de jugement, même positif, a priori.
Aucun risque que mon jugement soit travesti par la lecture d'un autre roman ou par une critique : c'est excellent. Un roman abouti, accompli, à l'architecture pourtant complexe mais maîtrisée. Exactement comme « Le complot contre l'Amerique » dans le sens où il m'a laissé cette même impression d'une œuvre superbe, remarquable, magnifique. Peut-être encore un peu mieux, même, car plus complexe à réaliser sur le plan technique. Une prouesse. L'auteur est un chef d'orchestre qui dirige d'une main de Maître les personnages, les différents points de vue, le retour en arrière et l'ellipse.
Coleman Silk, ancien doyen de l'université qu'il a tout entière remaniée et améliorée, sous une main de fer et avec une droiture intransigeante, reprend sa place de professeur de littérature antique quelques années avant sa retraite. Il a le malheur un jour de prononcer un mot anodin, un simple mot de rien, quelque chose qui s'apparente à « zombie » pour parler de deux étudiants qu'il n'a jamais vus (on pourrait traduire par fantômes ?). « Spooks ». Seulement, ce mot signifie aussi autre chose, une insulte que l'on pourrait traduire par « bamboula ». Or, les deux étudiants sont noirs. Comment l'aurait-il su ? Ils ne sont jamais venus à son cours.
Plainte, enquête, convocation, réputation salie. L'université entière, qu'il a pourtant élevée, qu'il a hissée au rangs des universités prestigieuses, lui tourne le dos, et même le professeur noir qu'il avait embauché à l'époque où il était doyen refuse de prendre sa défense. Il aurait sans doute suffit à Silk de demander pardon et tout aurait été oublié. Seulement, c'est un homme intègre qui n'a rien à se reprocher. Il s'obstine dans son refus parce qu'il se sait légitime. D'ailleurs, c'est à se demander qui lui reproche « vraiment » ce mot, qui pense réellement qu'il est raciste. Personne. Non, cette accusation est un prétexte. Ce que l'on reproche à Silk surtout, c'est sa haute froideur, sa droiture, sa supériorité assumée, sa franchise cinglante. C'est un Individu, un Homme entouré d'enfants envieux et aux indignations affectées. Il lui aurait sans doute suffit de présenter ses excuses, seulement il est trop intègre pour reconnaître, même à demi mot, une faute qu'il n'a pas commise. Alors, il démissionne, obstiné qu'il est. Et c'est d'autant plus admirable. Un autre aurait voulu défendre son petit confort, son petit statut, son poste, sa position, sa réputation et se battre. Pas Silk. On ne se bat pas contre des lâches, on ne lutte pas contre des gens que l'on méprise, on n'a que faire d'une réputation quand ceux qui nous la font sont tous bêtes. Silk est plus grand et digne que cela : il s'en va. Quitter ce qui compte réellement ne lui fait pas peur, ça il connaît.
Il démissionne et sa femme meurt quelques mois plus tard. Ils l'ont tuée, voilà ce qu'il pense. Il n'est que fureur quand il s'en va trouver l'écrivain de la ville pour lui demander d'écrire toute l'histoire, d'écrire comme ces imbéciles ont tué sa femme.
Silk n'a pas pu prononcer de propos racistes, non seulement parce qu'il aurait été incapable d'une telle indignité, mais aussi parce qu'il porte en lui un secret : il est noir, ses parents sont noirs, ses frère et soeur sont noirs. Silk fait partie de ces noirs au teint clair qui ont choisi de devenir blanc. Il aurait alors pu brandir ses origines, dévoiler son secret au moment opportun, mais il n'en fait rien : ce serait comme gâcher son œuvre, comme s'abaisser à jouer une carte dissimulée. Il vaut mieux que cela.
Silk a non seulement renié ses origines avec une fermeté résolue mais aussi abandonné solennellement jusqu'à sa propre mère pour devenir quelqu'un d'autre. Cette froideur délibérée, cette décision irrévocable et tranchante est son œuvre, l'œuvre d'une vie, la plus grande et la plus belle. Il a bâti sa vie comme on a l'audace d'entamer une œuvre d'envergure, l'a décidée et l'a saisie à pleines mains, quoi qu'il en coûte. Silk est un homme d'une austérité résolue que même les larmes de sa mère n'ont pas réussi à faire plier. Il est devenu blanc, point. Il a épousé une femme juive aux cheveux très noirs et frisés non par amour mais pour expliquer d'éventuelles traces de gènes noirs sur ses enfants. Silk est devenu juif par choix et sans passer par la conversion. Il l'a décidé un jour, voilà tout. Le plus difficile étant de prendre la décision, après on l'assume. C'est son œuvre de vie, une œuvre plus belle d'ailleurs que ce foutu livre qu'il peine à écrire au sujet de cette affaire qui a tué sa femme. Logique : son œuvre a lui est ailleurs, plus noble, plus grande, plus audacieuse que n'importe quel écrit surtout dicté par une passion. Son œuvre est sa décision de vie. Il est allé au bout, amoral et ferme. Il ne s'est non pas délesté d'une amitié de peu de conséquence, d'un petit lien, mais de sa propre famille et de ses origines. Silk est à peine humain au sens commun du terme. Est-ce pour autant un monstre ? Non. C'est un homme cohérent, opiniâtre, radical, sensé. Il n'a pas voulu être le noir qui réussit, il a dépassé ce stade : il est devenu blanc le plus facilement du monde : il n'a simplement jamais mentionné qu'il était noir.
La tache, c'est aussi la peinture d'une société dans laquelle chaque étudiant, même le plus paresseux et ignare, peut nuire gravement à un enseignant émérite parce qu'il se sent, même à tort, blessé. Le sentiment de préjudice subi vaut plus que la vérité. Les étudiants étaient noirs, ils auraient pu être obèses, handicapés, femmes, n'importe. Une société dans laquelle on feint de s'indigner de concert, tous ensemble contre un seul homme, parce qu'il a blessé sans le vouloir, est une indignité absolue. N'importe si l'homme est supérieur, n'importe s'il est coupable d'ailleurs : la victime souffre, c'est tout ce qui compte. Et que son bourreau souffre, et même au centuple, importe peu : les ignares se sentent légitimes à réciter leurs proverbes.
Silk renonce soudain, après avoir écrit son histoire, à persévérer dans son indignation, toute dérisoire d'ailleurs par contraste avec les malheurs de son amante. Il rencontre Faunia, jeune femme de trente ans sa cadette, femme de ménage qu'il croit illettrée, qu'il baise en s'aidant de viagra. Et c'est comme une résurrection, ou plutôt un grand abandon. Son aventure avec Faunia, sa réclusion volontaire dans une dernière histoire d'amour, n'est pas un renoncement lâche ni un pis-aller pour oublier son injuste disgrâce, mais plutôt une froide lucidité. Il a vu, il a subi, il a compris : ils ne valent rien. Il formera avec Faunia, femme blessée et polie par la vie, une sorte de forteresse infranchissable, un lieu refuge dans lequel le commun imbécile ne peut plus pénétrer.
Sa femme morte, sa réputation anéantie, son honneur piétiné, Silk continue de vivre. Il danse, il baise, et il est amoureux. Faunia aussi, elle baise. Ses enfants sont morts dans un incendie tandis qu'elle était avec son amant de l'époque. N'importe, elle baise. Et c'est splendide : Roth n'apitoie pas le lecteur sur le sort des personnages, et à raison. C'est un fin psychologue. Il sait comme ceux qui ont vécu les pires traumatismes sont capables de plus de hauteur et d'un plus grand recul que les autres. A contrario, l'étudiante qui s'est sentie insultée s'est visiblement volatilisée comme si son moindre traumatisme l'avait anéantie.
Un mot du Delphine Roux, jeune française de bonne famille, l'anti-Silk absolue, et sans doute celle qui l'admire le plus, ou le jalouse, du moins qui se sait insuffisante face à lui, qui le lui fait payer inconsciemment sous couvert d'une bien-pensance mièvre. Delphine Roux lui en veut personnellement. De quoi ? De ses propres faiblesses à elle, par contraste, en ce qu'elle pose en intellectuelle sans en avoir le mérite véritable. Elle l'aurait peut-être soutenu, défendu, si, quelques années plus tôt, il avait fait attention à elle, s'il l'avait considérée. Voilà là tout son dépit : Coleman Silk l'a ignorée, peut-être même un peu méprisée. Il lui a assigné la place qu'elle se sait, sans égards particuliers et avec la froideur qu'on lui sait. Alors, elle le traque, le déteste, s'acharne. Elle est peut-être celle, paradoxalement, qui m'a inspiré le plus de dégoût, parce qu'elle refuse d'admettre. Même lorsqu'elle décrit l'homme qu'elle recherche lors de la rédaction d'une petite annonce amoureuse et qu'elle réalise qu'elle a dressé le portrait de Coleman Silk, elle reste en partie aveuglée sur ses motivations (qui en sont à peine, en ce qu'elle agit toujours sous le coup d'une impulsion).
A contrario, Les Farley, vétéran du Vietnam complètement déjanté, ex mari de Faunia, dangereux, fou, violent et meurtrier, n'incarne pas le mal en ce que rien n'est manichéen dans ce roman. Pas de pathos, pas de haine : l'histoire d'individus telle qu'elle est, seulement ça.
C'est une œuvre brillante, à tel point que si j'avais décidé d'en exploiter chaque aspect, ma critique aurait pu être aussi longue que ce roman. Roth est ce genre de romancier, rare à pouvoir raconter une histoire extrêmement complexe avec un faux naturel, c'est à dire avec cette impression de facilité, de fluidité donnée au lecteur. Extrêmement habile, il actionne des leviers qu'il entremêle et qui pourtant s'assemblent de manière fluide et en enchaînements logiques. Rien n'est inutile, tout sert le récit.
Admirative, impressionnée, heureuse d'avoir trouvé un auteur contemporain impeccable, j'ai acheté « Pastorale Américaine » et « La Bête qui meurt ».

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