Le célibataire absolu (Philippe Bordas)

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Non, je n'ai pas pu. Aller au bout. J'ai refermé le livre aux trois-quarts et c'est encore trop. C'est pourtant rare : j'ai gardé cette inutile habitude de terminer la lecture d'une œuvre comme l'on termine son assiette : jusqu'à l'indigestion et le reflux. Je ne suis plus une enfant, je ne termine plus mon assiette, surtout lorsque ce que l'on m'a servi est mauvais. Voilà, c'est dit : je pense que ce livre pourtant mille fois encensé est assez mauvais.
Et environ inclassable. Une sorte de biographie et d'autobiographie mêlées, une façon d'évangile, le récit pieux d'un fanatisme quasi religieux et décomplexé pour Gadda. C'est un peu à la façon de Zweig et de son « Nietzsche » ou de son « Stendhal, Casanova, Tolstoï » mais sans saveur. Et finalement le plus triste est que j'aurais pu écrire ce même genre de livre. En moins précieux sans doute, avec moins de méticulosité, moins d'expérience, moins de classe et cependant avec autant d'ardeur et de furieuse admiration. Et c'eût été mauvais. On dirait encore une œuvre à visée psychothérapeutique d'un obsédé d'un seul homme et qui se soulage en partageant au monde sa grande et unique passion. Bordas n'est pas tant un écrivain qu'un disciple, un tout petit disciple éternel.
À quoi occupe-t-il son existence ? À suivre à la trace et méthodiquement, de toutes les manières et durant des dizaines d'années, son géant Carlo Emilio Gadda.  Plutôt que de lui-même créer. Il le lit d'abord et cela devrait suffire à qui cherche à se nourrir du génie d'un autre, seulement Bordas a besoin de plus et de plus dérisoire. Il part en quête du maître, rencontre ses voisins, se procure des objets lui ayant appartenu et les conserve tels des reliques. Peuh ! Et quand enfin il crée, il consacre un livre ... à Gabba, et qui raconte comme il a consacré son existence... à Gabba !
Évidemment la langue est belle. Parfois. Souvent. Ce livre est le parfait exemple, probablement, d'une forme sans fond. C'est appliqué, sérieux, c'est vraiment beau. Mais ça ne raconte rien ou si peu. C'est un culte, le culte d'un mort. Ce n'est pas même un essai sur l'auteur mais la biographie d'un autre auteur idolâtre ayant consacré sa vie à vénérer le premier en considérant son travail comme inatteignable d'emblée. Leurs vies sont étroitement liées mais lui seul le sait, parce qu'il l'a voulu, parce qu'il s'est pâmé d'admiration dès le départ. Étrange ouvrage, au fond. À la limite de la folie. La vénération n'est-elle pas toujours une folie ?
Cependant Bordas est un érudit sans aucun doute. Et un travailleur patient et adroit. Quelle importance ? Son projet n'est pas de dépasser ce maître ni même d'en chercher d'autres à défaut mais de lui bâtir un trône gigantesque. Voilà son bilan : le roi est mort, vive le roi. Et après le néant ou presque. J'exagère : il y a bien cette idée entre autres de constat de la mort de la littérature française par contraste avec l'œuvre de Gabba, mais qui justifie justement l'idolâtrie. Tout comme je reconnais avoir lu des pages vraiment superbes. Seulement j'ai lu surtout une adoration aussi obsessionnelle qu'irrationnelle. Pénible, éreintante, interminable.
Je pensais détester ce livre et c'est finalement moi que je déteste le plus. Je me déteste parce que j'ai bêtement perdu des semaines à ne pas vouloir renoncer à achever la lecture de ce livre tout en reculant chaque jour le moment d'y revenir. J'ai moins lu évidemment. Je me suis trouvé d'abord des excuses pour ne pas lire, puis j'ai tout de même ouvert un Celine en parallèle pour « varier » (autre façon d'abandonner ce livre lâchement, en me promettant stupidement d'y revenir quelques fois, de le lire par petits morceaux).
Je me déteste parce que je ne suis plus une gamine, parce qu'il est tout à fait bête à mon âge de tenir à terminer une œuvre ou une assiette ou quoi que ce soit d'autre qui ne serait pas de mon goût. C'est comme si j'avais allumé la télévision au hasard et que je m'étais obligée à terminer le programme en cours, quel qu'il soit. Sotte idée. Improbable, inimaginable et pourtant avec un livre j'insiste jusqu'au ridicule.
Je me déteste parce que je me suis laissé bêtement influencer par des critiques. J'ai cru que quelque chose m'échappait dans cette œuvre, une sorte de fulgurance que seuls d'autres auraient vue et perçue. J'ai persisté dans l'espoir bête et vain de moi aussi pouvoir dire Ô combien ce livre était bon. Sottise.
Je me déteste enfin parce que dans une certaine mesure je suis Bordas. Je ne puis le nier ni même me le dissimuler. Voilà là le pire sans doute.

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