Alice, l'assistante sociale qui ne fait pas que des merveilles

6 1 3
                                    

J'ai rencontré Patricia Figarede-Thomasse en fin d'été 2013. J'avais été recrutée par son prédécesseur et j'accueillais depuis quelques temps déjà le bébé brun. Je venais signer mon contrat de travail (C'était comme ça, j'ignore si ça a changé depuis. J'ai accueilli l'enfant plusieurs semaines avant de signer mon contrat de travail et plusieurs mois avant d'entamer ma première formation de soixante heures) et, accessoirement, rencontrer ma nouvelle supérieure. Je garde un souvenir très précis de cette première rencontre. C'est avec le sourire que je fus accueillie, par une femme fort sympathique, simple et rassurante. Seulement, un homme m'a dit un jour, comme pour rire - et il parlait de moi- : « il faut se méfier des femmes douces ». C'était dit sans méchanceté ni vice, comme un proverbe d'expérience. « Se méfier des femmes douce » suppose, par extension, que l'on peut s'exprimer de manière très calme et s'avérer fort redoutable. C'est sans doute le cas de Patricia Figarede-Thomasse  : voilà ce que j'ai pensé lors de notre première rencontre.
Durant cet entretien, Madame Thomasse me posa une question à première vue anodine mais plutôt déconcertante : « Le bébé sera peut-être adoptable, non ? Vous pourrez peut-être le garder ? ». Déconcertante parce que j'y ai décelé un petit piège gentil mais trop facile, une façon de vérifier ma posture professionnelle. Je n'eus cependant pas à réfléchir pour répondre, et il n'y avait aucune chance que je tombe dans ce petit piège, et pour cause : je venais d'accoucher de mon troisième enfant.
Néanmoins, ce que je ne me figurais pas à ce moment-là, c'est qu'au moment où j'écris, ce bébé d'alors, âgé maintenant de dix ans, vit toujours chez nous, et trois-cent-soixante-cinq jours par an.
Je ferme cette longue parenthèse. J'indiquais surtout, au commencement, que je connais l'auteur non pas à titre privé mais parce qu'elle fut, avant de prendre sa retraite, ma supérieure hiérarchique. Ce qui relève de l'anecdote sans doute mais qui est tout de même important. On croit connaître les gens que l'on croise dans un cadre professionnel, on se figure une peu leur vie, leurs idées, leur manière de penser. On a souvent raison, parce qu'il est assez facile de se faire une idée de son contemporain en général, mais quelques fois on se trompe. Je garde par exemple le souvenir de ma première rencontre avec une autre travailleuse sociale. Elle m'avait parue une femme rude, très sèche, autoritaire quoique très jeune. J'y avais décelé comme un manque d'assurance ou de légitimité, compensés par cette façade un peu âpre. Et puis nous avons travaillé cinq ans ensemble, et dans une promiscuité plutôt rare pour une assistante familiale : la situation faisait que nous étions amenées à passer une journée entière sur la route, chaque mois, déjeuner compris. Voici un an et demi qu'elle a quitté ses fonctions et que je la vois toujours, et uniquement pour le plaisir. Nos « escapades » professionnelles nous ont permis un lien particulier, presque amical, jusqu'à effacer tout à fait cette première mauvaise impression.
Après ces digressions, je reviens enfin au roman, par lequel j'ai vraiment découvert Patricia Figarede-Thomasse. Comme quoi, ce que je pense est sans doute vrai : on ne connaît quelqu'un qu'après l'avoir lu, le reste étant superficiel et relevant souvent de la pose ou de la posture. Une autre de mes certitudes me fût confirmée par ce livre également : j'ai toujours pensé que tout le monde devrait écrire sur son métier, sur ses pratiques professionnelles, sur les façons d'amélioration à y apporter. Vraiment tout le monde, peu importe le métier. Pour ma part je l'ai toujours fait, et je continuerai. J'ai d'ailleurs été un peu déçue de ne pas trouver dans ce récit plus d'analyse des pratiques, plus de matière, une vision un peu élevée du métier, le recul d'une grande professionnelle du social. Je sais que ce n'est pas le sujet du roman, qu'il aurait peut-être fallu un essai pour ce genre de contenu, quelque chose de très sérieux et « engagé », et surtout la volonté de le faire. Je sais cela, mais moi j'aurais aimé.
N'importe, c'est un roman et c'est bien aussi. Autobiographique ? Oui et non. S'il s'agit bien du parcours personnel et professionnel de l'auteure, les anecdotes ont été parfois romancées, changées, un peu à la façon du réalisme de Maupassant : ce n'est pas strictement vrai mais plausible, vraisemblable. Il s'agit d'un roman comportant trois niveaux, deux majeurs et un mineur. C'est à la fois l'autobiographie d'une femme, les mémoires d'une professionnelle et, dans une moindre mesure, il y a cette dimension fantastique (le titre y fait aussi allusion) incarnée par la grand-mère, décédée mais présente et qui intervient dans le récit. Faut-il y lire un besoin, chez l'assistante sociale, de ressentir une force supérieure, de croyance superstitieuse à défaut de religion, de ne pas se sentir seule face au monde ?
Alice, c'est presque deux femmes différentes qui mènent des vies parallèles et étroitement liées. La profession de l'une empiète sur la vie privée de l'autre, et vice versa. La professionnelle qui visite les couples en demande d'agrément pour l'adoption se retrouve dans la situation d'adoptante. La femme libre et libérée doit licencier l'épouse d'un homme qui l'a jadis fort tentée. La femme fait ses courses au supermarché et y rencontre les usagers de la travailleuse sociale. Et ces deux femmes pourtant n'en sont qu'une, forment un tout, une unité indissociable, cohérente, et c'est très sain au fond. Je n'ai jamais compris cette façon de pourvoir séparer son « soi » professionnel de son « soi » privé. Cela m'apparaît à chaque fois comme un manque d'intégrité et de profondeur. C'est forcément que l'un ou l'autre des aspects n'est qu'un rôle, un apparat, une sorte d'usurpation. Alice, elle, est si cohérente que son époux se plaint de ce que son travail empiète dangereusement sur leur vie privée, comme si c'était une tare, comme s'il fallait cloisonner. N'est-on pas plutôt une unité ?
Si j'ai exprimé une légère déception quant au fait que cet ouvrage ne soit pas un essai sur le travail social, je dois aussi dire qu'il me plaît pour cette stricte même raison : Alice est une femme. Elle est épouse et mère, mais aussi amante, infiniment femme, avec des fantasmes, des envies d'ailleurs et de rencontres. L'assistance sociale, l'aidante, est aussi humaine, sensuelle, vraie, faillible. C'est un individu, pas une none, une professionnelle qui juge autrui et qui commet des erreurs. C'est un être de chair, et c'est heureux : l'assistance sociale n'a que faire d'être un exemple de morale. Elle fait son travail et elle le fait bien. Le reste lui appartient : elle est vivante et pleine de vitalité. Ce n'est pas incompatible, et peut-être même que c'est l'inverse. C'est une femme avant tout, qui se figure parfois donner un coup de canif dans la promesse de fidélité maritale, qui songe en loin à « voler » un bébé qui n'appartient à personne, qui souffre de ne pas pouvoir en faire, de bébé...
J'aurais aimé soulever un paradoxe qui m'a fait sourire autant qu'il m'a amusée. Si l'assistante sociale s'évertue à dissimuler la réalité de certaines situations, en changeant les noms des usagers ou de ses collègues, en travestissant aussi le nom d'une grosse entreprise ornaise et en « brouillant les pistes » afin que le lecteur ne puisse jamais reconnaître aucune des situations évoquées, la femme, elle, est délicieusement impudique, au point que le lecteur se sent comme un intrus parfois, comme un voyeur. Il saura tout des premiers émois sexuels de la jeune Alice ainsi que de ses difficultés à avoir des enfants. Il entre dans l'intimité de sa vie, s'introduit dans sa maison, chez son médecin, et même dans son esprit en ce qu'il apprend tout de ses désirs, chagrins, déceptions et bonheur. Et ainsi la boucle est bouclée : l'assistante sociale, celle qui, dans l'esprit collectif, s'impose parfois dans la vie des gens, connaît tout de leur vie, enquête sur la moralité des couples et s'immisce dans leur intimité, inverse les rôles en quelque sorte. Je me souviens parfaitement de l'enquête qui a précédé l'obtention de mon agrément -il y a dix ans maintenant-, de la façon d'interrogatoire obligé de la part de l'assistante sociale, de la visite de ma maison, des questions sur l'état de nos finances et sur nos façon d'éduquer nos enfants. Intrusif mais nécessaire. Et encore : je me trouvais du « bon côté », en postulante plutôt qu'en famille à aider. Celle qui a dû écrire des centaines de pages de rapports sur la vie privée des autres écrit enfin sur la sienne, partage d'elle-même et offre spontanément les « informations » qu'elle a dû parfois soutirer ou deviner chez d'autres. C'est assez réjouissant de se sentir « voyeur » de celle qui d'habitude enquête, de connaître les faiblesses de celle qui doit se donner un peu l'apparence de, si ce n'est l'irréprochabilté, du moins l'image lisse et bien propre de l'assistante sociale.
Je n'ai pas eu la « chance » d'avoir d'autres tête-à-tête avec Patricia Figarede-Thomasse (j'écris chance entre guillemets car ce genre de face à face a plus souvent lieu dans le cadre d'une mesure disciplinaire), mais je la rencontrai néanmoins à plusieurs reprises, notamment dans le cadre de ma formation de 240 heures. J'ai lu qu'elle avait également écrit, au cours de sa reprise d'études universitaires, un mémoire traitant du plaisir dans le travail social, que je vais lire également.

Mes lectures Où les histoires vivent. Découvrez maintenant