Le Rêve d'un homme ridicule (Fiodof Dostoïevski)

2 0 0
                                    

Singulière et sublime longue nouvelle sous forme de long monologue, « Le Rêve d'un homme ridicule » est le récit du rêve d'un homme qui, tout à fait désillusionné, est résolu au suicide. Il se trouve ridicule et il ne dispose d'aucune issue pour inverser cela : il se produit en lui l'inverse d'une élévation - où plutôt sa cruelle contrepartie- en ce que plus il apprend, plus il enrichit son savoir et plus il se trouve ridicule. Deux raisons à cela probablement, la première étant le fait de se sentir infiniment petit face au savoir et à toutes les connaissances que l'on n'acquerra jamais. La seconde est environ l'inverse : l'expérience, la réflexion et l'élévation dépravent, travestissent irrémédiablement l'Homme, le déshabillent de sa pureté et de ses candides élans. Plus jamais un homme ayant gagné la lucidité froide ne peut revenir en arrière, retomber dans ses naïvetés béates, redevenir le jeune garçon ingénu capable d'un bonheur niais et entretenant des espérances virginales.
L'homme a donc choisi son jour et il est si désabusé et prêt à exécuter son projet de se tuer que, chemin faisant, il refuse de venir en aide à une fillette qu'il croise dans la rue. Pourtant suppliante, désespérée et dans une grande détresse, la petite ne parviendra point à l'adoucir. Ce n'est déjà plus un homme. La résolution seule est déjà un départ, l'amorce du suicide, le début du chemin qui l'éloignera de l'humanité. C'est une idée foncièrement juste pour qui est cohérent : celui qui est résolu à un changement, à un voyage, est déjà parti et regarde déjà ceux qu'il laisse avec mépris ou indifférence, et sans regret aucun. Il est ailleurs, déjà plus homme. N'importe s'il est encore physiquement là : la décision vaut le départ réel.
Seulement, ce voyage sera de courte durée pour notre homme. Sitôt rentré chez lui et prêt à appuyer sur la gâchette de son revolver, il éprouve soudain une légère culpabilité d'abord d'avoir abandonné à son sort la gamine. Culpabilité qui va grandissante, qui envahit toute sa pensée au point de le troubler et de le faire douter terriblement. Voilà là aussi une singulière image, une façon de considérer la vie : il suffit parfois d'une circonstance mineure pour douter d'abord puis renoncer à un projet pourtant bien décidé. C'est là l'une des faiblesses de l'Homme, ou bien sa force au contraire : celle de parfois s'en remettre aux circonstances non seulement, mais aussi de foncièrement s'écouter. Voulait-il réellement se suicider si la simple détresse d'une gamine qu'il ne connaît pas l'arrête ?
N'importe, l'homme renonce. Ou plutôt il s'endort.
Son sommeil est troublé par un long rêve, allégorie d'un message philosophique singulier : la raison abîme tout, l'œil éclairé pervertit le beau, la lucidité détruit toute illusion de bonheur.
Dans son rêve, l'homme atterrit sur une planète qu'il ignore et sur laquelle tous les hommes sont bons, bienfaisants et charitables, un peu comme aux temps de l'enfance, en mieux. Les lois sont à peu près inutiles, en ce que les hommes s'aiment et se respectent d'instinct. C'est une sorte de société parfaite, harmonieuse, utopique qui ne connaît point la guerre, le mensonge ni le moindre vice. S'il goûte d'abord à la joie de vivre dans une telle société, il y introduit peu à peu des notions que les habitants ignorent, notamment la science, le savoir, la philosophie et surtout la vérité. Il pense bien faire, les élever et les éclairer et cependant il va les corrompre. Peu à peu, et à son seul contact, cette société idéale pourrit et ressemble à ce qu'il connaît déjà sur la Terre.
L'homme se réveille et en tire les mêmes conclusions que dans son rêve. Son monde réel est corrompu autant que dans le rêve, ne se nourrit que de guerres, de perversion, de désillusions, de petitesses et de discorde, et c'est lui-même, par sa recherche de la vérité, qui l'a à lui tout seul perverti. Comment est-il possible qu'un seul homme puisse pervertir le monde entier ? Le monde dans lequel il vit n'a pourtant pas changé, c'est son regard à lui sur le monde qui a évolué, voilà. Il le voit maintenant avec la saine lucidité de celui qui sait, qui a vu, qui ne s'illusionne plus.
N'importe, transfiguré par son songe à la façon de ceux qui ont reçu l'appel de Dieu en vision, il est résolu à changer ce monde. Le voilà qui rejette à présent toute idée d'une vie guidée par la raison, qui renie la vérité et la lucidité. Sans doute, ces élévations lui ont fait trop de mal. S'il a lui-même dénaturé son monde, il peut peut-être inverser cela. Il ignore encore que c'est irrémédiable, que quand on a acquis la vérité on ne redevient plus jamais naïf. Il prêche donc l amour universel, et le voilà cette fois vraiment ridicule, en ce qu'il croit à nouveau en des chimères, en des illusions et en des mirages comme aux temps de la crédulité juvénile. Plus que jamais il est ridicule, lui qui à présent croit pouvoir retourner en arrière, oublier tout ce qu'il sait de l'humanité et revenir aux candeurs enfantines. Ridicule de vouloir redevenir innocent, lui qui a tant appris, observé et réfléchi. Ridicule de placer le bonheur au-dessus de la raison, de vouloir anéantir la saine Philosophie au profit des sentiments niais tel un illuminé. Il prêche en prophète pour une humanité pure et bonne de nature, croit en une générosité innée, qui aura seulement été corrompue par la raison et par les hommes eux-mêmes - paradoxe environ inextricable. Si l'homme peut se pervertir lui-même par sa soif de savoir, comment peut-il à la fois être bon de nature ?
Voilà là une belle façon de montrer comme l'homme est duel. Il cherche la connaissance, recherche la vérité par la science et par le même temps croit encore à cette pureté de l'amour, veut encore se raconter des mensonges réconfortants et souhaite revenir aux naïvetés enfantines lorsqu'il est question d'amour.
Le désir et la raison s'opposent : l'Homme rêve d'aimer et d'être aimé tandis que sa raison sait, en loin, comme c'est un leurre. Il se débat pourtant plus contre la raison que contre le mirage des purs sentiments, la renie même au profit d'un rêve, éprouve un besoin ridicule de se prétendre bon et garde toujours, ridiculement, la nostalgie du paradis perdu.

Mes lectures Où les histoires vivent. Découvrez maintenant