Contes de la folie ordinaire (Charles Bukowski)

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Si vous voulez lire une œuvre écrite avec une encre faite d'un mélange de foutre et d'alcool, c'est ici. Bukowski se fiche des convenances. Il est tour à tour sexiste jusqu'à la provocation, violent, grossier, sans limite. C'est pourtant une philosophie que j'admire en partie : celle de l'homme libre et seul, affranchi de morale, puissant, avide de sexe et sans retenue. C'est beau, d'un sens, à l'opposé du bourgeois frileux et bien propre sur lui, civilisé et peureux de perdre son petit confort acquis. C'est presque fascinant, en ce que l'auteur n'a rien à perdre, se moque probablement de son lecteur, de la critique, d'être jugé moralement et de tout ce qui est de l'ordre de la mondanité ou d'une certaine reconnaissance ou notoriété. Non, rien à perdre en somme. À aucun niveau. L'auteur est donc un porc parce qu'il en a envie, voilà. Et il se montre tel qu'il est (ou en rajoute, le saura-t-on ?) : alcoolique, détestable, cinglé mais pas suffisamment pour ne pas susciter une sorte d'envie. Voilà : je l'estime une tête brûlée inconséquente cependant qu'une part de moi admire son audace et cette sorte de grand détachement de celui qui n'a pas créé d'attaches ni de conforts qu'il tremblerait sottement et lâchement de perdre.
Vingt et un contes, sortes de petites nouvelles ou chroniques souvent autobiographiques, fort imbibées de whisky et de sexe, mais sans grande profondeur. Non, du prosaïsme seulement, souvent, des frasques dont il ne se vante même pas : il raconte son quotidien ou ce qu'il veut faire passer pour son quotidien, dans une langue bien degueulasse, crasse, ordurière. De l'autodérision aussi, preuve qu'il n'a rien à perdre et se fiche de tout. On apprend ainsi qu'il est mauvais baiseur, qu'il se sait moche, que les filles avec qui il couche simulent comme pour en finir plus vite avec cet alcoolique qui ne les fera pas jouir. Voilà : il n'a rien à perdre, il s'en fout. D'ailleurs, pourquoi voudrait-il faire jouir une prostituée ? C'est deux dollars, ça ne mérite pas la perte de temps et l'implication que suppose un orgasme. C'est triste, d'une certaine manière : il ne se donne même pas le mal qu'implique une performance, un dépassement de soi. Voila là la contrepartie d'une vie sans contrainte, il ne s'en impose même pas à lui-même, ne se relève aucun défi, n'a aucune envie de s'admirer un peu lui-même par l'effort.
Pas d'attaches, voilà son secret. Il voyage en bus, s'arrête dans des bordels ou des hôtels sordides, commande de la bière et baise des femmes. Pas de confort à préserver ni de réputation à tenir. Une vie de jouissance sans contraintes. Une philosophie en soi, sans doute, puisque Bukowski s'épargne la peine de toute profondeur autre. Peut-être les actes doivent parler d'eux-mêmes, dire toute sa  philosophie ou non-philosophie ? N'empêche, c'est rengaine à la longue. Un livre entier de soirées à se masturber en s'alcoolisant ou à baiser dans un état d'ébriété sévère... non, ça ne fait pas un excellent livre, ça. Insuffisant, superficiel, plaisant au début parce que rafraîchissant, mais on se lasse bien vite. Ah, si : quelques divagations aussi. Le personnage soudain mesure vingt centimètres après un régime et devient le godmichet de sa femme, entrant en elle la tête la première, se noyant presque à l'intérieur et s'agitant fort pour que ça s'arrête. L'homme entier devient un penis. Un délire phallique, une orgie de pensée. La femme, elle, le fait maigrir et rapetisser en lui imposant un régime draconien : belle allégorie. Et alors qu'elle a réussi à faire de lui un minus, elle se sert de lui comme jouet sexuel. Voila : elle le castre mais ordonne quand même que cet homme amoindri la fasse jouir. L'homme accepte son sort un temps, résigné, puis à la fin, il la tue. Est-ce une vision de la vie de couple ? Possible.
C'est distrayant mais, au fond, on ne garde rien. On a lu, on a souri, on a apprécié l'audace, on s'est diverti mais on n'a rien appris si ce n'est les ravages de l'alcool. Ça oui : le livre est imbibé, ivre, délirant.
Je garde sans doute une tendresse particulière pour Bukowski. Ce n'est pas tant un « bon vivant » que le fruit d'une enfance invivable dont il est sorti insensible et blasé d'émois et de sensibilité. La seule sensibilité qu'il lui reste, c'est la cutanée, il a la peau fragile. C'est lui qui le dit. Il n'a pas appris la philosophie dans les livres : c'est l'expérience qui l'a fait. À la rude. Ce que d'autres mettent des décennies à comprendre ou n'entendent jamais, il l'a su presque d'instinct, et probablement dès l'enfance. Il n'a pas connu la mièvrerie de l'amour, n'a pas eu de repères moraux. Ainsi, il s'est écouté depuis toujours ou tout comme. Voilà là sa philosophie de vie : ne rien attendre des autres et s'écouter, se satisfaire soi-même, jouir et prendre ce qu'il y a à prendre. Bukowski est libre, il fait ce qu'il veut, toujours intact et intègre, obstiné dans sa liberté, toujours parfaitement fidèle à lui-même, à sa pensée, étant sa propre boussole et son propre maître. Qu'est-ce qui empêcherait ce solitaire de satisfaire ses pulsions, ses besoins, ses envies ? Rien ni personne au juste, à part la prison. Et encore, à peine : la garde à vue lui est utile en ce qu'elle lui permet d'avoir une singulière expérience à écrire. Alors, il jouit de tout et se saoule avec tout, et écrit, parce que c'est ce qu'il veut faire, voilà.
Seulement, une fois que l'on a compris ses façons, les anecdotes n'ont pas un grand intérêt. Les scènes de sexe s'enchaînent, c'est à peu près tout.
Peut-être une ébauche de sa vision de l'amour, notamment dans la dernière nouvelle ? Bukowski, ou son personnage qui est sa copie, ne tombe pas amoureux mais sonne par hasard à une porte parce qu'il a soif, pour demander un verre d'eau. La porte s'ouvre, la femme est belle, alors il reste. Voilà sa vision de l'amour : un hasard, un concours de circonstances, et on reste parce qu'on est d'humeur à rester, ou parce qu'il fait trop chaud dehors pour ressortir, ou encore parce qu'on est trop fatigué pour se tirer. Voilà comment on s'engage. Et puis la femme tombe enceinte sans qu'on l'ait voulu. Voilà, c'est fait : on se retrouve à l'hôpital et on est père.
Un mot sur le style, peut-être : quelques belles tournures au milieu d'un foisonnement de grossièretés et de formules salaces et provocantes. Trop peut-être. Des histoires délirantes tant que l'on se demande si elles ont été écrites par l'auteur ou uniquement soufflées par l'alcool. J'y ai retrouvé le propre des alcooliques aussi, qui se figurent, dans leurs délires alcoolisés, de belles fulgurances sans se rendre compte vraiment que leur état altère fort leur jugement et leur discours.
C'est une distraction, ce livre, sans plus. On y prend un plaisir enthousiaste au début, et puis on se lasse de la répétition. Il fait tout ce qu'il veut, c'est bon, on l'a bien compris. Il ne reste à la fin que l'impression d'avoir enchaîné des délires sexuels sans but et sans issue. On a tourné en rond avec lui. Et pourtant, pourtant on sourit d'un bon mot, d'un aphorisme fulgurant, ou parce qu'on a lu un auteur qui nous dépasse au moins en audace et en liberté, pauvres conformistes que nous sommes, nous qui avons notre petit confort perfide à perdre ...

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