Lady Susan (Jane Austen)

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Jane Austen n'avait pas vingt ans lorsqu'elle écrivit ce court roman, et je l'ignorais avant de le lire. D'ailleurs, c'est à peine si on peut le deviner : c'est bien meilleur que ce qui se vend et qui remporte de prestigieux prix de nos jours. Voilà encore une façon de réaliser à quel point la littérature est malade, à quel point, plutôt, le contemporain est agonisant. Quelle jeune fille aujourd'hui saurait écrire un roman si structuré et dans un style aussi soigné ? Évidemment, le récit est un peu faible par contraste avec ce que l'auteure a pu écrire après. Il y manque sans doute un peu de fluidité, de hardiesse, de maîtrise de l'art. De même, le dénouement est devinable non seulement mais peut-être aussi un peu faible. N'importe : Austen s'est exercée par ce roman, et il reste bon. D'ailleurs, certains « écrivains » de nos jours n'atteindront jamais ce niveau après de décennies, et c'est à la fois sidérant, infiniment triste mais également réjouissant : ce roman a été écrit par ... une gamine !
Lady Susan, veuve de trente-cinq ans, perfide autant que belle, aussi cruelle qu'intelligente, menteuse, manipulatrice mais irrésistible, mauvaise mère autant qu'excellente séductrice, narcissique et cynique, est une version anglaise de la fameuse marquise de Merteuil. Parallèle d'autant plus facile à établir qu'il s'agit là aussi d'un roman épistolaire. Seulement ici la briseuse de cœurs masculins et de ménages n'a point exactement de complice. Elle agit seule et pour son aisance personnelle. Elle n'est même pas tant cupide ni intéressée : c'est son seul orgueil qui la pousse à faire que les hommes délaissent des femmes de dix ou quinze ans plus jeunes qu'elle au profit de ses façons envoûtantes.
Pour son entourage proche, et notamment féminin, elle est une de sorte de parasite, de femme extrêmement dangereuse. On la craint autant qu'on la dénigre en son absence. Elle leur paraît une sorcière ensorcelante sous des manières distinguées et d'une incroyable beauté. Si les femmes ne sont pas dupes, les hommes même avertis succombent. Amorale, frustrée au commencement par un mariage alors qu'elle était bien trop jeune, mère à dix-neuf ans, Lady Susan, devenue veuve, rattrape le temps perdu, ce que lui permet sa beauté.
Est-elle détestable dans ses plans perfides et ses projets de détourner des hommes droits ? Pas tant, non. Elle est exaltante, en vérité. Fraîche, réjouissante d'amoralité, au point qu'on lui souhaite parfois de réussir. Elle se joue et use de sa beauté, des bons mots et des façons distinguées, les maîtrise et utilise pour ses perfidies. Sa réputation a beau la précéder, rien n'y fait : ses bonnes manières, son intelligence, son éducation et sa façon de maitrise des codes amoureux font succomber les hommes les plus droits. Tous se sentent uniques et gonflés d'orgueil d'être élus par une telle femme et oublient vite comme elle en a abusé d'autres. Se montrant tour à tour femme d'esprit, enfant fragile à consoler, veuve digne et pudique, la belle Lady Susan parvient à ses fins, qui sont bien vaines, futiles et qui ne servent qu'à faire des ravages : c'est qu'elle ne cherche pas tant le mariage ni même à mettre ces hommes dans son lit. Ce qu'elle veut, c'est simplement les séduire, les subjuguer jusqu'à les faire renoncer à leurs projets amoureux et à leur vertu. Inutile, gratuit, sauf pour son orgueil et sa gloire personnelle.
C'est jubilatoire, à vrai dire, sa façon de parvenir à adoucir puis soumettre un homme qui lui était très hostile avant même de l'avoir rencontrée. Exaltant également, cette grande confiance en elle, inébranlable, ainsi que cette caractéristique qui me semble une grande force de caractère : Lady Susan ne perd jamais. Déboutée, découverte dans ses perfides ruses, elle rebondit et trouve encore le moyen de se sentir victorieuse, de sorte que rien ne semble jamais la dévaster. Un revers est l'occasion d'une nouvelle victoire, voilà. J'ai toujours eu un faible pour ces femmes, en ce qu'elles ont l'intelligence au moins de jouir de ce que la nature leur a donné. Le contraire serait comme avoir hérité d'une immense fortune et de ne point l'utiliser. Et, à la fois, j'admire la même qui reste très vertueuse, parce qu'elle se tient, se retient, et qu'il faut sans doute une plus grande force d'esprit pour se contraindre à la vertu quand on est immensément belle et très convoitée.
Mais Lady Susan est-elle heureuse ? Elle est, au fond, totalement seule. On ne peut que se figurer que cette solitude voulue lui est de rien autant qu'elle lui pèse. Étrange paradoxe. Elle méprise son entourage et s'en joue autant qu'elle a besoin d'un entourage pour se sentir une valeur, pour le manipuler et en tirer gloire et orgueil.
Ce court roman décrypte aussi les relations tendues entre une mère très belle, bien trop jeune et égoïste pour éprouver de l'amour maternel et sa fille totalement délaissée depuis la mort du père. Jeune fille qu'elle déteste et veut voir mariée à seize ans au premier homme riche qui se présente. Et l'on devine comme cette beauté en devenir lui inspire une grande peur, celle d'être évincée et reléguée au rang de « femme entre deux âges ». Cette jalousie inexprimée, suggérée, palpable et se ressentant comme une tension constante, est d'une belle justesse. Je reconnais à la très jeune Jane Austen un grand talent, une fine analyse psychologique. Derrière ses façons de mépriser, délaisser et dénigrer sa fille, on devine toute l'angoisse de la beauté qui s'altère pour une femme qui s'en est toujours servi, qui ne sait vivre sans s'appuyer sur son physique plus qu'agréable, et qui n'a exercé son intelligence que dans le but d'utiliser cette beauté à son profit. La beauté de sa fille en éclosion représente le début de la déchéance de la sienne, tant qu'elle la déteste.
Finalement, la belle Lady Susan se remarie à la fin... avec l'époux qu'elle destinait à sa fille. Non par amour : l'élu lui est fade, faible d'esprit et inférieur, mais très riche. On ne saura pas si ce mariage l'aura rendue heureuse ou l'aura rangée : c'est une dissimulatrice, qui peut feindre l'amour, la peine, tout autant que l'épanouissement nuptial.
Comme tous les romans de Jane Austen, « Lady Susan » est aussi une peinture des mœurs de la bonne société britannique de l'époque, avec son lot d'intrigues amoureuses, de commerces sentimentaux, de mariages arrangés et d'apparences trompeuses.

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