Un Héros de notre temps ( Mikhaïl Lermontov)

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Grigori Petchorine, personnage principal du roman, est un jeune homme impudent, peut-être amoral. C'est surtout qu'il est tout à fait désillusionné et infiniment insatisfait de ce que la vie lui offre. C'est aussi un homme tourmenté par son passé, par d'anciennes erreurs d'amour qu'il ne regrette pas tant mais qui ne sortent pas de lui et l'envahissent tant qu'il les raconte au narrateur. Amours complexes, embrouillées, si sophistiquées qu'elles ne peuvent aboutir favorablement. Si tordues qu'elles le conduisent toujours à se saboter dangereusement.
Voilà là notre héros romantique, officier de l'armée russe, présenté en cinq parties décrivant chacune une étape différente de sa vie. La première partie est composée de trois expériences qu'il raconte lui-même au narrateur. La seconde partie est racontée par le narrateur et décrit une rencontre ultérieure avec Petchorine. Cette partie montre la chute finale de Petchorine alors qu'il est impliqué dans une conspiration contre le gouvernement.
Le roman, ainsi découpé, explore non seulement l'amour mais aussi la solitude, la mort et la trahison, le tout de manière sombre ou plutôt extrêmement acerbe - ou bien réaliste, lucide- et dépeint la société russe de l'époque avec sarcasme et causticité.
Petchorine, personnage aussi complexe que fascinant parce que puissant et impétueux, évolue dans cette Russie pourrie de corruption et ébranlée par les inégalités sociales. Est-il immoral ? Et sur quels critères ? Est-ce qu'un jeune homme considéré comme incompétent à s'adapter dans une société faite de conventions bêtes n'est pas plutôt un homme pur, un intègre, un vrai ? Une vie immorale est peut-être la seule existence digne lorsque l'on n'a vu dans la morale commune qu'une suite de codes absurdes et infondés. Non, Petchorine est bien un héros, car il lui coûte probablement plus de suivre ses propres penchants et sa propre nature que d'obéir à des règles établies, de se conformer, de se bien marier et d'accumuler quelque richesse. Ces plats projets sont réservés aux esprits trop simples, aux fades, aux frileux et aux bourgeois. Est-il inutile ? Assurément, dans une société ainsi faite. Cependant le sentiment de se « sentir utile » n'est-il pas lui aussi un leurre, une façon de se justifier dès lors que l'on n'a rien accompli de grand pour soi-même. Petchorine, au fond, n'est pas tant ce paresseux fougueux et irresponsable, pas plus que tous les autres qui se conforment. Il a eu l'audace au moins, il a pris le risque de vivre quand ses « semblables » répètent à l'infini la même existence depuis des générations : études, carrière, mariage, profits, confort. Finalement il est bien moins frivole et oisif qu'eux tous. Qu'est-ce que le mariage noble sinon une frivolité admise, qu'est-ce que le sentiment sinon une façon de se désennuyer ?
Il possède également cette rare qualité qui est la pure franchise. N'importe ses erreurs, ses failles, il les raconte. Voilà là un homme qui a finalement peu à se reprocher. Ceux qui ont beaucoup de torts inavoués se vantent et se montrent vertueux et bons. Ou confessent stupidement de petites idioties sans importance afin de se montrer droits. Souvent ils s'en convainquent, même.
C'est aussi un homme intelligent. Aurait-il pu utiliser cette intelligence et la mettre à profit d'une vie bien plus commode ? Non. Utiliser le système jusqu'à son paroxysme et en tirer tous les bénéfices jusqu'à s'y perdre est environ un défaut d'intelligence, du moins une déchéance. Quelle différence, au fond, entre l'homme intelligent qui agit comme un sot et le sot de naissance ? Plus aucune après quelques temps, ou si peu. Petchorine est plus haut, il survole et écrase ses semblables en ne leur ressemblant pas. Il manipule les gens parce qu'ils sont manipulables et parce qu'ils ne lui sont rien. Aurait-il tort de s'en priver ? Devrait-on s'anoblir de bonté et d'éternelle condescendance jusqu'à se mettre à leur niveau ? Lui embobine les femmes qui lui plaisent, se joue d'elle (d'une certaine manière seulement, car enfin lorsqu'il est passionné il est sincère) et puis se lasse. Qui ne se lasse pas de l'amour ? On aime un temps et on desaime, voilà un élan de vie, une vitalité intègre. On se divertit d'amour et puis l'objet d'amour devient quelconque. Et après ? On quitte logiquement, quand on n'a aucune attache matérielle et aucun engagement formel. D'ailleurs, Maxime, le romantique, le sentimental, celui qui se vautre dans des simulacres d'amour, meurt en duel. Voilà l'absurdité de l'amour fantasmé : il tue l'individu. Bela aussi meurt. Et après ? Ne faut-il pas être une femme stupide pour se morfondre d'amour ? Elle meurt d'avoir été abandonnée par lui et Petchorine repart en quête. Quête incessante et toujours insatisfaite au demeurant. Il n'a qu'une seule passion : sa liberté. Cependant il est tenté un temps de chercher le bonheur. Seulement un homme comme lui ne peut être heureux. Il sait que tout est faux, que les sentiments ne durent pas, qu'ils sont conventions et jeux. Il sait que les mots d'amour mentent. Il a vingt ans et il en a cent. Il a du moins l'âge du grand mépris, pour tout le monde et finalement pour sa propre existence. Petchorine n'est pas mauvais, il est sans doute le seul bon dans une société tout à fait corrompue et stupide.
Notre héros est finalement tué lors d'une bataille dans les montagnes du Caucase. N'importe, il méprise finalement aussi sa propre vie. Rien n'est grave. On ne tient à la vie que parce qu'on est lâche ou parce que l'on est lié à des individus, ce qui revient au même.
Le style de Lermontov est admirable, poétique, gracieux. Il frappe par son implacable franchise, par une sorte de réalisme poussé à son paroxysme. Son héros est si « vrai » qu'il parait faux. Est-ce si crédible qu'un homme n'éprouve pas plus de scrupules et méprise aussi ouvertement son prochain ? C'est un style lourd, aussi. Les mots portent une telle violence, un si beau et sain mépris du monde, une si grande désillusion que le tout est puissant, exaltant, enlevé et finalement magnifiquement austère. Lermontov est avant tout un poète, un véritable poète, de veux qui, laborieux, élisent leur mots et frappent fort en peu de termes précis. Travail que l'on retrouve même dans sa prose.

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