Le Journal d'une femme de chambre (Octave Mirbeau)

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J'aime particulièrement Octave Mirbeau, auteur qui ne m'a jamais déçue. Je pourrais ajouter qu'il a grandi dans mon village, mais il n'aimait guère le Perche, et ce n'est de toute façon qu'un hasard de territoire. On a tendance, par un orgueil d'héritage, à se vanter de nos racines communes avec ceux qui ont gagné une notoriété comme si cela nous donnait une importance alors même que l'on a soi-même rien écrit ou tout comme. Il pourrait être mon arrière-grand-père que je n'aurais pas plus à m'enorgueillir. Quel est notre mérite dans ces héritages ? Aucun. D'autres avant nous ont agi et nous nous contentons de nous vanter de leurs actes assez piètrement, sans tenter de les imiter et parfois même sans les lire. Car, je le jure, j'ai entendu, depuis mon adolescence, des dizaines de personnes s'enthousiasmer qu'Octave Mirbeau ait vécu et étudié chez nous. Seulement, quand je demandais si son œuvre valait quelque chose, ils répondaient généralement qu'ils ne l'avaient pas lu mais que, sans doute, puisqu'il était connu et reconnu. Piètre et curieux héritage, qui revient à dilapider inconséquemment une fortune laborieusement acquise par un ancêtre que l'on refuse de chercher à connaître et duquel on n'assure pas la continuité.
« Le journal d'une femme de chambre » est sans doute l'œuvre la plus connue de Mirbeau. C'est un grand roman, incontestablement. Écrite dans un style superbe, soigné, sublime, typiquement fin de siècle (et cette justification suffit, pour les lecteurs qui, comme moi, reconnaissent à cette période l'apogée du style), cette étude naturaliste et psychologique est très fine.
C'est le journal, comme l'indique le titre, de Célestine, jeune femme de chambre bretonne exilée à Paris pour trouver une place, puis finalement embauchée en province, au Prieuré, chez le couple Lanlaire, après moult emplois et péripéties. Fine et cynique, Celestine brosse les portraits caustiques et drôles de ses maîtres successifs, souvent des bourgeois inconséquents aux apparences propres et morales mais « moches à l'intérieur », hypocrites, sournois, vils et pervertis. Dans son préambule, Mirbeau affirme qu'il s'agit d'un vrai journal d'une femme de chambre qu'il aurait seulement corrigé afin de faire des mots d'une servante de la littérature. N'importe si c'est vrai (c'est probablement faux d'ailleurs), seulement cet avertissement donne du poids à ses propos et les rendent plus crédibles et légitimes. Mirbeau est un fin psychologue qui n'a nul besoin d'expérience pour se figurer une bourgeoise corrompue ou un aristocrate cochon mais il anticipe une critique que l'on pourrait lui faire : celle de ne point être un domestique, de ne pas avoir vu et vécu ce qu'il dépeint. Les gens de peu d'intelligence,  ceux qui manquent cruellement de clairvoyance, de cette imagination vraisemblable et quasi scientifique - de celle qui permet de se représenter précisément un tempérament ou un comportement, uniquement par psychologie et sans l'avoir observé - feront toujours le reproche aux visionnaires d'avancer des théories de tête, d'exagérer ou d'inventer.
Célestine, jeune femme franche, audacieuse dans ses mots, décrit impitoyablement ces personnages dont elle se moque sous cape : le bourgeois qui vit au dessus de ses moyens pour paraître riche, le maître avare, l'aristocrate ruiné qui garde la face, l'épouse religieuse qui refuse son mari au lit mais qui s'offre de petits accessoires lubriques, la maîtresse de maison tatillonne jusqu'au ridicule, le maître vicieux, la mère qui met les femmes de chambre dans le lit de son fils pour le retenir à demeure. Tout un monde de gens sans profondeur, qui ne sont qu'apparence. Ce que seul un domestique, à la fois omniprésent et invisible, peut observer dans la plus grande des promiscuités.
Malgré sa prudence, sa clairvoyance, Célestine reste une femme, en ce qu'elle sait aimer. Elle aime d'ailleurs d'une manière aussi pure que prudente, acceptant d'un côté le mépris d'un jeune maître dès qu'il a terminé son affaire mais restant sur la réserve lorsque Joseph, domestique lui aussi, la demande en mariage. Voilà comme elle est : jouissante et pragmatique. Si elle se donne au jeune maître car elle y prend du plaisir, elle réfléchit longuement avant d'accepter une demande qui l'engagera sa vie durant. Elle n'est pas femme à se laisser aller au caprice parce que sa condition ne le lui permet pas. C'est une fille pragmatique, pratique, qui fait la différence entre bagatelles et choses sérieuses.
Certes peu farouche, accueillant avec enthousiasme les plaisirs de corps, Célestine est de loin la plus pure de tous, la moins corrompue. Sans simagrées ni besoin de se montrer autre, elle prend les plaisirs là où elle les rencontre, saisit des opportunités, se désennuie dans des unions qu'elle sait ne pas être de l'amour.
C'est aussi le sort des domestiques qui est savamment dépeint. Invisibles, corvéables, remplaçables au point qu'ils changent de prénoms au gré des lubies de leurs maîtres, sans perspective autre qu'une vie à servir des gens souvent plus bêtes qu'eux que seuls la naissance et l'argent maintiennent à un rang supérieur. D'ailleurs, ce journal satirique, s'il n'est une façon de vengeance, est la preuve irréfutable de sa supériorité sur ses maîtres. Plus clairvoyante qu'eux, plus observatrice et meilleure psychologue qu'eux, Célestine s'élève en les décrivants dans leurs petitesses et en se moquant de leurs ridicules avec un beau recul.
Les domestiques sont des gens bien plus dignes et valeureux sans doute que leurs employeurs, ne serait-ce que parce qu'ils travaillent tandis que les maîtres vivent dans une oisiveté qui les vautrent dans la paresse et l'imbécilité. Alors qu'il sait qu'il va bientôt quitter sa place, Joseph s'évertue à exceller dans ses tâches afin que les patrons le regrettent. Il veut partir avec l'esprit tranquille de celui qui est satisfait de son travail. Voilà là leur dignité : le travail bien fait, malgré des maîtres idiots aux ordres contradictoires et absurdes.  C'est cette volonté de bien faire, finalement, qui les élève par contraste avec leurs employeurs, désœuvrés au point d'en devenir si inconséquent qu'ils sont la risée de leurs domestiques.
Célestine n'a pas renoncé à l'amour malgré sa condition de domestique. D'ailleurs, elle tombe peu à peu amoureuse de Joseph, jardinier et chauffeur bourru qu'elle imagine un temps avoir tué et violé une fillette du village retrouvée morte dans le bois. Et c'est là aussi une idée savamment amenée : les femmes, qu'elles soient femmes de chambre ou maîtresses, ne fantasment pas sur des gentils mais sur des hommes un peu brutes, qu'elles se figurent violents et même pire. Amorale, Célestine n'a rien contre le crime. Il lui est même d'une certaine mysticité quand il est bien accompli, avoue-t-elle. L'œuvre fine, résolue et solennelle d'un brigand vaut autant pour elle que l'œuvre de Dieu, à cela près qu'elle trouve même un plaisir sexuel au constat d'un méfait réfléchi et réussi, qui exalte sa chair délicieusement. Le crime lui laisse une certaine admiration que son impudeur, sa grande franchise, lui font admettre sans gêne. Elle trouve des correspondances secrètes entre le meurtre et l'amour, notamment. Étrange pensée d'une femme qui n'a pas été bercée de morale et de convenances : « un beau crime m'empoigne comme un beau mâle ».
Joseph n'est pas beau, du reste, ni très sympathique, et cependant Célestine le remarque assez vite. C'est que, accoutumée à Paris, elle s'ennuie en province, dans cette maison où il ne se passe jamais rien et qui ne compte que trois domestiques. Voilà encore une idée très juste de Mirbeau : une femme qui s'ennuie va chercher l'amour où elle peut, ou du moins un objet de désir, presque par instinct et inconsciemment, comme pour se désennuyer et trouver une raison joyeuse de se lever le matin. Si, en large société, elle trouverait un homme admirable sur lequel jeter son dévolu, elle se contentera de celui qu'elle préfère si elle se trouve dans un espace réduit, seulement entourée de quelques hommes. N'importe si elle ne l'aurait par remarqué parmi dix autres : elle se sent l'aimer parce qu'il n'y a que lui. Elle s'en étonne d'abord évidemment, et puis, à force de penser à leur éventuel amour, il se concrétise, se matérialise en son esprit et devient possible. C'est une idée assez vraie à mon avis. En n'importe quel lieu où une jeune femme célibataire se trouve par obligation (sa promo, son entreprise), elle finit par y repérer un homme aimable qu'elle n'aurait pas élu autrement. Il n'est pas son idéal mais il est le mieux qu'elle ait sous la main. Par ennui et pour se sentir vivre et vibrer un peu, elle se persuade d'une attirance pour lui. Et, à mesure, elle finit par l'aimer comme s'il était le meilleur choix. Ce qui est une façon de faire passer le temps plus agréablement devient presque une question de survie dans un quotidien rude et hostile.
Célestine et Joseph se marient. Elle n'hésite plus, s'étant persuadée, comme je l'ai dit, qu'il était l'homme de sa vie. Ensemble et sur une idée de Joseph, ils achètent un petit café prospère à Cherbourg et y sont heureux. Ni pathos ni désespoir, mais cette idée plutôt que n'importe qui peut sortir de sa condition, grâce peut-être un peu plus au hasard qu'à la volonté pour la femme, et grâce à la ruse pour l'homme. Leur petit commerce marche si bien que, bientôt, ils embauchent à leur tour des domestiques.
Célestine, l'ancienne femme de chambre dédaignée, devient maîtresse, et à son tour se plaint des petites bonnes, qui ne travaillent guère et qui sans doute la volent. Cette réplique, pleine d'ironie et d'autodérision est savoureuse, mais pas superficielle : maîtres et domestiques réagissent selon leur statut, voilà. On aurait pu imaginer qu'elle fut douce et compréhensive, et que, même, elle se comporte en amie avec ses bonnes, ayant été servante auparavant, mais non : Célestine reproduit le comportement de ses anciennes maîtresses. L'argent donne le droit au dédain, au mépris, à de petites cruautés ordinaires. On n'y échappe pas.
Dernier clin d'œil, délicieux aussi :  le café a été acheté par Joseph grâce à ses petits larcins répétés. Voilà sa dernière revanche sur les maîtres, qu'il a volés peu à peu, tant et tant, jusqu'à se faire un pécule suffisant pour quitter sa condition et en délivrer aussi Célestine. Joseph, sans doute le domestique considéré comme le plus loyal et et le plus dévoué envers ses employeurs, le plus consciencieux dans son travail, a quadruplé ses gages durant des années en les volant régulièrement. « Joseph n'ignorait pas que les petits larcins quotidiens font les gros comptes annuels ». Et sa maîtresse, naïve, hébétée par sa condition, pleurera et dira, à son départ : « Vous emportez tous nos regrets, Joseph », tandis que Celestine ajoutera, pour elle « les regrets de Madame, et aussi son argenterie ».

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