Le Loup des steppes (Hermann Hesse)

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C'est un contact Facebook qui m'a, en commentaire et au détour d'une conversation, conseillé ce roman. Si je ne suis pas toujours les recommandations de lecture que l'on me fait - parce que j'ai été trop souvent bien déçue - je suis plus disposée à tenir compte des avis d'individus qui m'ont déjà démontré qu'ils lisaient vraiment. C'est donc environ immédiatement que j'ai commandé l'ouvrage.
La préface de l'éditeur fait partie intégrante du roman. C'est une manière efficace d'entrée en matière à la façon du faux avertissement écrit par l'auteur lui-même mais qui sert habilement au récit. L'éditeur, donc, loge chez sa tante, qui loue également une chambre au personnage principal : Harry Haller. Fasciné par ce locataire peu commun, cet éditeur se met à l'observer, en loin d'abord puis de manière plus soutenue et jusqu'à l'approcher. Cet homme impénétrable lui est un mystère. Il le captive par sa solitude et ses raisonnements autant qu'il lui inspire une sorte de pitié car il semble souffrir de ce statut de loup isolé, quasiment retranché.
Et puis un jour Haller s'en va comme il était venu, sans laisser ni adresse ni dettes, et sans prévenir. Il laissera seulement un manuscrit : le récit préfacé.
Écrit à la première personne, ce texte est une sorte de journal intime ou plutôt d'étude psychologique que seul un Individu froid et intègre est capable de réaliser en prenant sa propre personne pour objet d'observation et de travail. Harry Haller est une sorte de génie, ou peut-être pas : il est certes au-dessus, mais selon quel mètre étalon ? Peut-être est-il d'une intelligence tout à fait moyenne dans un monde qui est en deçà de ses capacités intellectuelles. Voilà : le seul normal dans une société de léthargiques. Je dis « le seul » comme je dirais « l'un des rares », en ce que cela ne fait aucune différence pour celui qui n'a jamais rencontré ses semblables.
Homme très cultivé, propre sur lui et aux comportements d'un misanthrope, Haller est pourtant d'une sensibilité exacerbée. Il n'a sans doute pas souhaité cette retraite, cette vie de loup de steppes au commencement. La société lui a comme imposé cette retraite et à la fois il la doit à sa propre volonté. Étrange paradoxe : quel choix reste-t-il à un humain qui serait entouré seulement de poissons rouges ? Comment avoir encore de constructives interactions sinon se mettre au niveau du poisson rouge et donc se travestir et déchoir ?
Tout est poisson rouge pour lui : la vie qui grouille et remue n'est qu'un conformisme vulgaire auquel il ne peut adhérer. La médiocrité ambiante le sidère et le dégoûte. La norme est en-deçà du niveau acceptable auquel il ose encore croire. Voilà pourquoi il n'a pas ou peu d'amis. Voilà pourquoi il n'a même plus de femme et que sa maîtresse aussi le fuit. Il « gâche » tout, c'est-à-dire qu'il ne peut s'empêcher d'être sincère et de dire ses vérités aux gens qu'il côtoie et qu'il croit, aux premiers instants, à son niveau d'exigence et d'esprit. Il est toujours à la fois surpris puis déçu de ne recevoir que des reproches, des consternations, des mines courroucées et des froideurs en retour de ses opinions aussi neutres que tranchées. Il a dit son fait sans vouloir le mal, point. Seulement les gens reçoivent ses mots comme autant d'insultes. Et il regrette un temps, au fond : pourquoi donc avoir dit le fond de sa pensée ? Quelle importance, au fond, qu'un professeur avec qui il aurait pu être ami ne voit pas Goethe comme lui le perçoit ? Un loup de steppes n'est pas complaisant envers ses amis, qui d'ailleurs ne le sont que le temps du bénéfice du doute.
On sent derrière ce personnage la vision de l'auteur lui-même, Hesse, sa propre pensée et ses propres idées, lui qui admire Nietzsche et Goethe, qui a du respect pour Mozart en ce qu'il fournissait un effort pour son art. Hesse, tout comme Haller - ils partagent les mêmes initiales- ne se sent pas à leur place dans la société. Il sont comme nés au mauvais siècle, n'admirant que des morts et ne trouvant aucune grâce aux yeux de leurs contemporains en tant qu'intellectuels. C'est que le temps de la philosophie et de la réflexion est passé. Ne reste que la vie d'ermite pour qui ne peut supporter cette décrépitude générale.
Haller est un intransigeant, ou ce que la masse prend pour un intransigeant. C'est un individu tout simplement, resté droit quand ses semblables se sont tous vautrés, l'un de ceux qui n'a jamais cessé d'être vraiment un homme.
Hesse sait définir un vrai individu, un loup de Steppes, « Un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible », même de manière implicite. C'est qu'il en est probablement un, de sorte qu'il peut sans difficulté faire preuve de la plus fine psychologie. Haller vit donc isolé, retiré dans sa chambre la plupart du temps, où il noircit des carnets dans lesquels il analyse entre autres sa solitude. Hesse sait qu'un individu, un homme d'esprit, a cela de particulier que sa vie intérieure est plus riche que ses interactions sociales. Pour ne pas toujours citer Nin, je pense notamment aux journaux intimes respectifs de Jules Renard et de Julien Green. Ils étaient une sorte d'éternelle conversation avec eux-mêmes, comme une correspondance profonde et sensée entre soi et soi. Les gens qui s'enivrent de compagnie puis de séries n'ont guère de temps pour ce dialogue interne, ces introspections que les communs aiment à dénigrer et à qualifier d'autocentrées, au sens péjoratif du terme. Bien sûr elles le sont (« La solitude est synonyme d'indépendance (...). Elle était glaciale, oh oui, mais elle était également paisible, merveilleusement paisible et immense, comme l'espace froid et paisible où gravitent les astres ») parce que l'écrivain alors est son propre sujet d'étude, mais comment prétendre étudier et connaître un petit peu l'Homme, comment s'occuper de psychologie et de philosophie sans s'être d'abord étudié soi-même ? Et même ceux qui, érudits, écoutent comme des automatismes la radio ou des podcasts en conduisant ou en marchant ratent l'essentiel : le silence et la vraie solitude qui permettent de réfléchir, d'avoir ces dialogues profonds et infinis avec soi-même. La solitude n'est pas toujours et n'est pas que misanthropie. Elle est le moyen de réflexion le plus efficace et peut-être le seul possible.
Le Loup des Steppes se sent et se sait supérieur. Pourquoi le nier quand on est intègre et droit ? Il est snob, aussi, et boude ce qui est de son siècle, qu'il rejette en entier. Il est aussi exigeant que dégouté par la paresse et l'immobilisme ambiants : « Tu es bien trop exigeant et affamé pour ce monde simple et indolent, qui se satisfait de si peu. Il t'exècre : tu as pour lui une dimension de trop ». Une dimension de trop, voila une formule juste et percutante. À moins que la masse, plutôt, ait une dimension de moins.
Tout à fait asocial et seul, il n'en n'éprouve pas moins de souffrance qu'entouré mais seulement plus d'intégrité. C'est environ insoluble : on ne peut être heureux avec tant de lucidité. L'intelligence, la hauteur, sont autant de fardeaux pour qui décide d'être fidèle à lui-même. Que reste-t-il ? La mort.
Un soir où il allait se donner la mort - et ce passage me rappelle étrangement une excellente nouvelle lue il y a des années - le loup des steppes entre au hasard dans une taverne et y rencontre Hermine. La jeune femme, légère et frivole, virevolte et pétille sous ses yeux comme une enfant. À la fois terriblement sensuelle et tout à fait innocente d'esprit, elle aime danser, sortir, se faire inviter par les hommes et rire. Quel contraste ! Leur relation ressemble un peu à celle de Coleman Silk et de sa maîtresse illettrée dans « La Tâche » de Roth.
Le personnage d'Hermine me plaît assez en ce qu'il est assez finement décrit, contrairement à ce qui en est dit généralement. C'est une fille simple, sans grande culture. J'ai d'ailleurs lu une critique dans laquelle il était écrit que l'auteur avait été peu méticuleux à son sujet, la rendant peu crédible parce qu'elle est capable de tenir une conversation philosophique, avec ses mots. Je pense que c'est aussi bête que faux. Hermine réfléchit à voix haute, et de manière très logique et pragmatique, trop pour une fille de la rue visiblement ? Non. Hermine est de ces gens qui manquent d'instruction mais non d'intelligence. Elle a appris de la vie et par expérience. Elle sait penser, et bien penser.
Grâce à Hermine qui prend soin de lui à la façon d'une mère, lui procurant même une maîtresse, le loup des steppes goûte à des plaisirs aussi humains qu'éloignés de ses habituelles considérations philosophiques. Il sort, boit, danse et baise à l'extrême, découche et s'enivre de cette vie de poisson rouge qu'il fuyait avec l'acharnement d'un homme plus que résolu. Il reste néanmoins quelque chose à prendre du monde de la nuit par contraste avec la bourgeoisie commune et la vie bien rangée des gens de bureaux et des vies des maisons bourgeoises : c'est qu'il n'y règne aucune règle, aucun conformisme. Au fond, le pire est toujours à la surface, trop lisse et trop conforme, en somme trop fausse et hypocrite : lui qui est d'ordinaire seul dans les hauteurs se plaira mieux dans les bas-fonds que dans la vie normale.
Mais est-ce suffisant pour un loup des steppes ? Peut-on totalement et définitivement renoncer à ses pensées quand on a atteint des sommets, à sa belle et noble intégrité d'esprit et à l'enivrement de la plus profonde solitude au profit de drogues, de danse et de sexe ? Tous les génies deviennent-ils fous ou le sont-ils autant qu'ils sont intelligents ? Les références à Nietzsche tout au long du récit laissent présager l'étrange fin. (Je garde aussi en tête le fou du roman « La fenêtre panoramique » qui était sans doute le plus sensé de tous).

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