Les Aventures de Tom Sawyer (Mark Twain)

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Ah, on a peut-être bien tort de maintenir nos enfants à la maison pour leur sécurité, de les garder au foyer, de les halluciner devant une série télévisée ou même de les occuper à des jeux de société quand ils pourraient se construire eux-mêmes et découvrir la vie seuls et en extérieur.
Tom Sawyer et ses compagnons d'aventure explorent le monde, deviennent pirates ou indiens, nagent dans le fleuve, volent des pommes et traînent dans les cimetières pour se faire peur. N'apprennent-ils pas plus sur eux-mêmes et sur le monde qu'au travers d'un écran où que confortablement blottis dans le cocon familial ?
Les Aventures de Tom Sawyer est un roman « jeunesse » du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire un roman destiné aux enfants de l'époque, qui étaient alors en capacité de le lire. Tout comme Moby Dick, Poil de Carotte ou plus tard Claudine à l'école de Colette, ces romans semblent avoir « glissé » en littérature classique « tout public ». C'est malheureusement l'enfant contemporain qui a « glissé », qui ne sait plus lire que des romans fort adaptés à sa capacité de concentration et au temps qu'il consacre à la lecture. N'importe, ce roman, comme les autres que j'ai cités, mérite d'être lu.
Tom Sawyer a une imagination débordante, de celles que l'on ne trouve plus chez les enfants de nos jours, tant qu'on est tenté de penser que l'auteur a surévalué la créativité d'un jeune garçon d'une douzaine d'années. Et peut-être même sa façon de raisonnement. Pas tant sans doute. L'enfant du dix-neuvième siècle n'a probablement plus grand chose à voir avec l'enfant tel qu'on le connaît aujourd'hui. Un enfant sans écrans, sans jouets autres que ceux qu'il se fabrique, et surtout sans cette grande liberté accordée aux enfants non par indulgence mais par la juste négligence dont les parents faisaient preuve à une époque où ils étaient si occupés que leur progéniture n'était pas au centre de leurs préoccupations. À bien y songer, c'est probablement un grand désœuvrement qui a contribué à ce surinvestissement de l'enfant, et à plusieurs degrés. D'abord, le parent a le temps de « surveiller » l'enfant, peut-être jusqu'à l'étouffement au moins du développement de ses capacités de « survie » et de réflexion propre, mais également parce que l'enfant est devenu en quelque sorte un faire-valoir : le contemporain n'étant environ spécialiste en rien de précis, songe qu'au moins il est bon éducateur.
Voilà comment Tom apprend par expérience et en tire des aphorismes qu'il a lui-même trouvés. Il découvre notamment, avec l'épisode de la barrière, comment on peut manipuler ses semblables et en tire la conclusion : « il avait découvert à son insu une importante loi de l'activité humaine - à savoir que, pour qu'un homme ou un garçon désire quelque chose, il suffit de rendre la chose difficile à atteindre. »
Tom Sawyer est un enfant rebelle, qui fuit l'école, le travail en général qu'il trouve aliénant, et à plus forte raison « l'école du dimanche », et la scène cocasse de la récitation de la bible - vraiment drôle - est plus profonde qu'elle n'y parait. Elle souligne autant la bêtise de faire apprendre des versets par cœur aux enfants que l'hypocrisie du pasteur qui ne peut ignorer que Tom a triché et qui feint de le féliciter parce qu'il aurait trop honte d'avouer publiquement qu'il a failli avec un élève récalcitrant. Ah, que c'est drôle !
De même, l'éloge funèbre est d'une belle dérision. Alors que Tom s'est enfui avec deux compères sur une Île du Mississippi avec un radeau qu'ils ont ensuite abandonné, toute la petite ville s'est d'abord lancée à leur recherche jusqu'à se résoudre à accepter que les trois garnements s'étaient probablement noyés. Ils reviennent en douce assister à leurs propres funérailles et écoutent les habitants - et notamment ce pasteur qui n'a jamais cessé de dire « de leur vivant » qu'ils n'étaient que des vauriens- vanter leur indéniable bonté et regretter avec ferveur ces enfants si innocents et aux cœurs si purs. Désormais qu'ils sont morts, leurs larcins sont devenus de mignonnes pitreries, et l'école buissonnière un symbole de liberté. Ah, que cette société étroite et pleine de travers, que cette rigidité morale est joyeusement moquée !
La fête de fin d'année de l'école est du même acabit. C'est d'une drôlerie fine et juste. Les élèves doivent réciter leur composition et y joindre une conclusion « morale », c'est-à-dire religieuse, pour complaire à l'assemblée de parent autant que pour ne point fâcher le pasteur. Et le narrateur de conclure : plus la jeune fille était dévergondée et plus sa composition était emplie d'une ferveur religieuse digne de celles qui font pleurer d'émotion. Ah, que c'est drôle ! À la façon de l'humour d'Austen.
Huckleberry Finn est aussi un personnage savoureux. Enfant libre, sorte d'ermite déjà désabusé d'apparence, il vit du produit de sa pêche, marche pieds nus, fume la pipe et ne va pas à l'école. Alors qu'il est adopté par une veuve du village après un acte de bravoure, il est tenté de se sauver de sa nouvelle condition. La richesse, l'abondance ne lui sont rien si elles n'ont pas été méritées. Il ne savoure plus ses repas parce qu'il ne les a ni cueillis ni volés. Lui aussi s'est forgé une philosophie toute personnelle : rien n'a de saveur sans notion d'effort préalable.
Je suis surprise enfin que personne n'ait encore pensé à censurer ou à réécrire Les Aventures de Tom Sawyer. C'est que les nègres (même mon correcteur d'orthographe refuse le mot visiblement) y sont presque automatiquement simples d'esprit tandis que l'indien est une brute sanguinaire. Sans doute un oubli de la part des garants du travestissement de classiques.
La psychologie des personnages est adroite. Tom Sawyer, attiré par Becky (on dirait « amoureux » même si ce terme n'est jamais écrit) a naturellement souvent envie de la rosser. Et l'on retrouve l'enfant - l'humain - tel qu'il est, pas travesti, c'est-à-dire loin des faussetés et poses romantiques. Dès qu'elle s'éloigne de lui, il songe à la battre plutôt que de tomber dans un pathos exacerbé, et l'on est probablement plus proche ainsi de sentiments naturels.
Enfin, le style de Twain est fort plaisant, de belle qualité. L'écriture est très soignée bien qu'assez simple. L'humour, quant à lui, est irrésistible et tout en finesse.

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