Falaise des fous (Patrick Grainville)

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Six-cent-cinquante pages d'une fresque qui couvre soixante années, de 1868 à 1927, et toute une existence : celle du narrateur, Charles Guillemet, à travers ce qu'il a vu et qui il a rencontré durant sa vie. Ce narrateur, d'ailleurs, n'est qu'un prétexte à raconter l'histoire des arts à la jointure des deux siècles, et comme la Normandie fut le refuge des peintres autant que des écrivains célèbres.
C'est à peine un roman, en ce qu'il n'y a pas d'intrigue. Le narrateur décrit ce qu'il vit et voit à quatre niveaux, comme un carnet de route à plusieurs étages ou compartiments : sa propre vie d'abord, guère palpitante si l'on met de côté les rencontres qu'il fait, puis Étretat comme emblème artistique - ses paysages , son climat, quel peintre y peint et quels écrivains y viennent- , la situation politique du pays et les événements majeurs ensuite (Dreyfus, la guerre), et enfin et surtout : l'art (Monet, Courbet, Maupassant, Hugo, la liste est infinie). Guillemet les rencontre ou les croise tous, par des sortes de hasards peu plausibles, ce qui enrichit sa feuille de route et pimente sa propre vie, plutôt fade voire insignifiante sans ces rencontres. Il vit pour ainsi dire par procuration, ne pouvant se flatter que des rencontres qu'il fait et du lieu où il vit, rien d'autre. Lui-même ne peint pas plus qu'il n'écrit. Il est presque inexistant, ne servant que de rapporteur d'une histoire dont il n'est pas acteur. Il ne sert qu'un récit, ne fait rien d'autre que flâner et rencontrer, par le plus grand des hasards, un Maupassant dans un bordel ou un Monet qui peint sur la plage.
Il est observateur-narrateur : ce livre constitue une sorte de rapport qu'il dresse, dans lequel il note ses observations agrémentées de quelques réflexions, de citations et d'une admiration certes respectueuse à l'égard de ceux qui ont « fait » l'art de cette période, mais lui, étonnamment, ne fait strictement rien, ce qui rend le récit impatientant. Le lecteur se demande à quel moment ces rencontres riches et abondantes vont provoquer une émulation chez Guillemet, et ... cela n'advient jamais. Jusqu'à sa mort, il reste inconséquent, spectateur béat d'artistes qui le dépassent et d'une époque qui s'élève sans son concours.
Plutôt qu'une fresque, c'est une frise. Le narrateur évolue et raconte les événements dans un ordre chronologique. Il fait tant de rencontres et se trouve « au bon endroit au bon moment » tant de fois que cela en devient insupportable, exaspérant, à la manière d'une indigestion et pire encore : un lecteur exigeant s'indigne. On doute d'abord de la plausibilité, qui gêne le rationnel, même si l'on sait, l'on a compris dès le commencement, que ce Guillemet n'est qu'un prétexte à narrer ce qui lie la Normandie aux artistes de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Il est un outil pour l'auteur qui l'utilise afin de narrer cette époque bénie des arts, cette exaltation des génies et des labeurs.
À plusieurs reprises j'ai songé : « Non, là c'est trop. Il a vu Monet, Courbet, Maupassant et le voilà qui rencontre Hugo/ Rimbaud à présent, puis Mannet, et d'autres encore. » Et c'est trop, en effet. C'est surtout que l'on se figure mal comment cet homme qui n'est ni artiste ni travailleur, à peine un lecteur d'ailleurs, peut toujours se fabriquer des circonstances pour ces rencontres. Car c'est un oisif, un contemplatif paresseux, un homme fade qui ne s'intéresse environ qu'aux femmes et qui mène une existence toute bête, et l'on se demande comment une telle insignifiance peut avoir le désir d'approcher tant d'artistes et la perspicacité de leur reconnaître un génie, ainsi que d'écrire ses mémoires autour d'eux. À moins qu'il se sente valeureux d'appartenir à cette période bénie sans réellement y participer, comme aujourd'hui on se revendique les héritiers de Victor Hugo sans avoir écrit une ligne ?
Alors, évidemment, c'est convenu : il s'appelle Guillemet (il n'est là que pour citer) et il est un prétexte. L'auteur a-t-il pensé qu'un narrateur profond ferait de l'ombre aux artistes qu'il est censé mettre en valeur ? Guillemet rencontre Mallarmé et le cite, il est sur la plage et cite Maupassant. C'est sans fin, c'est lourd, trop lourd de récurrences. D'autant que l'on ignore comment cet homme que l'on ne voit jamais lire peut citer ainsi, de tête. Ce n'est plus un roman ni même un carnet de route ni une fresque : c'est à présent une encyclopédie de citations, un dictionnaire de noms propres et un livre sur l'histoire de la peinture. Rédigés par un narrateur inconséquent !
Grainville en fait trop, bien de trop. Il veut tout dire, tout couvrir, ne faire aucune impasse sur cette période qui, on l'a compris, le fascine et l'enthousiasme. Seulement, il couvre tout par l'intermédiaire d'un seul personnage, qu'il a créé insignifiant.
Néanmoins, les descriptions, par exemple celles des falaises d'Etretat, sont superbes, détaillées, méticuleuses et belles. Grainville peint les paysages aussi bien que Monet. C'est une sorte de mise en abyme assez impressionnante : il peint par les mots l'artiste en train de fabriquer le tableau. Et dans un beau style, digne, rare pour un contemporain. J'ai été émue par certains passages, enthousiaste. Il a su faire honneur à qui il admire.
Ce roman étale aussi la grande érudition de son auteur : beaucoup de citations et une belle culture littéraire, artistique et historique. Il sait de quoi il parle, il connaît la période avec précision. On sent l'homme qui admire, qui adule cette époque, qui aurait voulu y vivre sans doute ? Je suis de son avis à ce sujet.
Mais à qui s'adresse ce roman ? Sans doute à des convaincus, des admiratifs de cette période fructueuse, a priori, dont je suis. Seulement ce roman m'a plutôt déçue, impatientée, ennuyée. J'ai déjà lu « Pierre et Jean » et vu les tableaux de Monet. Je connais l'affaire Dreyfus et ai déjà lu plusieurs récit des obsèques de Victor Hugo, en quoi ce livre ne m'a rien apporté. Je n'y ai guère appris, sinon quelques dates et indiscrétions sur les artistes. C'est à peine si j'ai ressenti une sorte de connivence avec l'auteur, si j'ai tenu à relever ses nombreux clin d'œil d'un air entendu que l'on se fait entre individus déjà convaincus et adeptes. Non, un admirateur, un féru du dix-neuvième et de l'art ne peut se sentir en entente profonde avec l'auteur.
A-t-il plutôt écrit ce roman pour convaincre ? Non plus : il y a trop de citations, trop de clins d'œil, trop de références. Un novice ne s'y retrouverait pas. Non, Grainville s'est fait plaisir, voilà tout. Il a comme étalé ses connaissances, sur des centaines de pages. Il a décrit, comme pour lui-même, ce monde auquel il aurait voulu sans doute appartenir, comme on rédige un texte utopique, un monde idéal selon ses propres critères. C'est un roman sans la moindre imagination, et c'est dommage. S'il n'a pu réécrire l'histoire, il aurait pu imaginer un narrateur plus profond, un Individu, le doter de raison et de recul.
La guerre 14-18 est décrite d'une juste manière, froidement objective, à la façon  d'un historien, mais d'un historien qui a une parfaite maîtrise du style. C'est une réussite, ce récit de guerre.
Ce roman est imparfait malgré une forme assez admirable. N'importe : Patrick Grainville est l'un des derniers, sans doute. Il s'est donné du mal. Malgré les nombreux défauts de cette œuvre, elle a été travaillée, pensée et polie.

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