De boulevards en horizon (Thomas Sternheim)

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Il est tout à fait singulier de ma part d'avoir entrepris la lecture d'un essai traitant de l'œuvre de Modiano, auteur que je n'ai jamais lu. C'est qu'une amie chère m'a tendu ce livre en me disant : « C'est mon père qui l'a écrit ». Alors, j'aurais certes dû lire Modiano avant, logiquement - au moins une oeuvre- mais tant pis : d'abord lire l'essai et voir. Savoir de quoi il retourne et si le raisonnement me paraît logique, s'il a du style, une verve, une intelligence. Et puis se laisser convaincre ou non de lire Modiano.
J'ai entendu Modiano dire, lors d'une interview à la radio, que le lecteur connaissait probablement mieux un livre que son auteur, et savait mieux en parler. Si je trouve cette théorie environ farfelue, elle est comme une tacite permission à toutes les théories et interprétations de ses romans.
Et c'est environ la raison d'être de cet essai. L'auteur, après une première lecture de deux romans de Modiano ( « L'horizon » et « Les Boulevards de la ceinture ») plutôt décevantes en ce qu'il trouve les phrases assez décousues, persiste et les relit. C'est qu'il sent par instinct et en loin que ces œuvres sont mieux construites que ce qu'elles semblent. Alors il les dissèque en scientifique, les analyse méticuleusement, de façon plutôt académique, et en tire une théorie neuve. Évidemment, cet essai, à la façon des thèses très spécifiques et ne traitant que d'un seul auteur, d'un sujet très pointu ou d'une seule oeuvre, ne sont pas « grand-public », et j'ignore même si cette oeuvre s'est vendue. Non qu'elle soit inintéressante, et peut-être même au contraire. Qui se préoccupe encore de décortiquer une oeuvre, d'en lire une interprétation de plus de cent pages ?
Revenons au fond de l'essai. Les personnages de Modiano seraient des allégories. Une femme est la mémoire, l'autre la conscience du personnage. Un prêtre défroqué serait sa conscience religieuse, etc. L'auteur se livre ainsi à une relecture et presque à une réécriture de l'œuvre pour vérifier sa théorie, qui ainsi semble loin d'être farfelue.
Et nous voici dans une sorte de monde parallèle fait de codes cachés, d'énigmes à résoudre, de secrets à percer. Voilà là un singulier mais fastidieux et passionnant travail, une sorte de quête, de mystère à déchiffrer pas à pas, et presque à tâtons. Cela me rappelle en loin le travail d'Anais Nin sur D.H. Lawrence (D.H. Lawrence : une étude non professionnelle, 1932), ou encore un travail de fin d'étude - une thèse - plutôt singulière et assez hors cadre. Car si le travail rendu semble quelque peu académique et formel, l'idée principale est, elle, plutôt atypique : j'ai pourtant cherché et je ne la trouve développée nulle part, en quoi l'auteur a mené un réel travail personnel et solitaire, ne partant de rien d'autre que des deux œuvres et de son propre esprit.
N'importe si l'interprétation et les doubles-sens sont justes, au fond. L'auteur rend un travail soigné, une théorie argumentée. Les références sont nombreuses (mythologiques, poétiques, littéraires, philosophiques). Cet essai extrêmement spécialisé, puisque se concentrant sur deux œuvres maximum, en dit peut-être plus long sur l'auteur lui-même - sur ses propres idées - que sur les romans de Modiano. Chaque lecteur ne lit-il pas plutôt ce qui le conforte dans ce qu'il pense déjà ? Et s'il lit autre chose, décide-t-il de rédiger un essai sur une œuvre qui le contredit ?
Peu à peu, l'essai évolue et glisse quelque peu vers le cours magistral. La conscience est notamment disséquée, non par un esprit individuel et libre mais en une somme de citations d'auteurs. Là encore, on retrouve ce côté « thèse académique », ainsi que ce ton professoral. Et c'est dommage : je ne puis m'empêcher de déplorer le fait que l'auteur, plutôt que d'avancer ses théories propres, se cache en quelque sorte derrière des philosophes et des étymologies. On sent le scientifique plutôt que le philosophe, le regroupeur et l'entre-coupeur d'informations utiles, le dictionnaire plutôt que le penseur. L'essayiste se fait entre autres linguiste et historien de l'art (littéraire), citant largement Gogol ou Goethe. Cette objection ne reconsidère en rien mon avis sur l'œuvre en général : c'est une audace et un travail, ce dont peu de contemporains sont encore capables.
Plus loin la réflexion avance encore, et s'enfonce dans l'ésotérisme et les sciences occultes. Là, des théories sont énoncées sans autres preuves que des citations. La démonstration s'essouffle en ce que l'auteur n'argumente pas mais cite, en argument d'autorité, ce qui est dommage : on aimerait une implication, une pensée personnelle et propre, des tentatives de déduction uniques. Même fausses et effrontées, pourvue qu'elles soient audacieuses et surtout personnelles.
Néanmoins, la brève étude du roman « Les Frères Karamazov » est fine, ainsi que son parallèle à Œdipe. Voilà ce que j'aurais aimé lire tout du long.

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