Chacun dans son rôle

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T'es pas dans ton état normal, fit le chien.

Jet continua à avancer. Le couloir était sombre. Rires et gémissements se perdaient dans l'obscurité. Ils croisèrent un couple. L'homme était saoul, titubant, son costume à moitié défait. La fille était jolie, un peu jeune. Peut-être déjà une femme, peut-être pas. Ils les laissèrent derrière eux.

Le garde leur avait dit qu'ils trouveraient le patron du bordel à l'étage, avant que sa tête devienne toute plate. Il avait essayé d'agresser Téo, et il avait gagné un coup de marteau en pleine face. Pas une grande perte.

De la lumière bleue provenait d'une salle un peu plus loin sur la gauche. De la musique aussi, plus forte à mesure qu'ils progressaient. Un air rythmé, le genre de trucs minables que les gens paraissaient aimer. Jet s'avança et jeta un coup d'œil. Une grande pièce éclairée par des lanternes colorées. Des tables, un comptoir, une piste de danse. Des filles partout, pas très habillées, debout, assises, à genoux. Et des hommes. Des nobles. Pièces plein les poches, regard supérieur. Une paire d'escaliers desservaient l'étage supérieur. Si le cocher avait dit vrai, c'était la salle principale du bordel.

Pauvre Monsieur le chien, fit Monsieur le chien. Ignoré par son maître qu'il a si loyalement servi.

— Alors j'suis ton maître, maintenant ? souffla Jet.

AH BEN C'EST PAS TROP TÔT ! T'AS FINI DE BOUDER COMME UN GAMIN ?

— Je boude pas.

Et il me prend pour un poney, en plus ! Tu crois que j'te vois pas, à... hé !

Jet s'était détourné de son compagnon, pénétrant dans le grand salon d'un pas décidé, marteau en main.

Il fendit la foule en bousculant ceux qui se présentaient devant lui, et se dirigea vers une table autour de laquelle étaient attablés quelques minables. Il s'approcha et se saisit d'une bouteille que les lanternes coloraient de reflets bleutés.

Un des minets se tourna vers lui pour protester, mais il se ravisa après avoir croisé son regard. Jet porta la bouteille à son nez. L'alcool était fort. Ça suffirait. Il se désintéressa des minables et se tourna vers la piste de danse, sur laquelle d'autres dégénérés se trémoussaient en se frottant contre des filles à moitié nues. Il inclina la bouteille et laissa un filet d'alcool se répandre sur le sol, puis se mit à arpenter la piste.

T'as conscience que les gens te regardent comme si t'étais fou ? lança Monsieur le chien.

C'était vrai. Les danseurs semblaient un peu effrayés. Ils faisaient en sorte de s'écarter de lui. Compte tenu de leur nombre, c'était difficile.

— J'parle à mon chien, répondit Jet. J'ai un marteau et j'fous de la liqueur partout. J'suis un peu taré, non ?

Ouais. Sans parler de ton foutu regard d'animal. Un vrai fou furieux.

— Et c'est pas bien ? demanda Jet en donnant un coup d'épaule à un petit gars aux cheveux longs tandis que les coups de tambour résonnaient dans ses oreilles.

Pas bien ? C'est foutrement génial, tu veux dire ! s'exclama le chien. T'es un grand malade !

Jet haussa les épaules. Il vit une fille le pointer du doigt, près du comptoir. Peut-être demandait-elle à son cavalier de venir le mettre dehors. Ou à un garde. L'un ou l'autre, il ferait foutrement mieux de pas l'écouter.

Jet redressa la bouteille pour en garder un peu pour la fin. Il balaya la piste de danse du regard. Il y avait des filles. Plein. Cheveux lâchés, bijoux, maquillage, talons. Les tenues étaient courtes. Petites robes, petites jupes, peau à l'air. L'une d'entre elles avait les seins nus. Une autre ne portait que de la lingerie. Elles bougeaient, souriaient, s'amusaient. Jet soupira.

— Bordel, qu'est-ce que Téo foutait là ?

La même chose que toi, si tu veux mon avis.

Jet haussa les sourcils.

— La même chose ?

Oui enfin, pas la même chose au sens de massacrer des gens, pauvre débile. Mais elle jouait son rôle, comme tu joues le tien.

Jet considéra cette étrange réponse quelques instants, mais il décida rapidement qu'il n'avait pas envie de philosopher avec un chien.

Devant eux, un couple termina une espèce de pas de danse et les deux jeunes gens entreprirent de s'enlacer. Leurs mains descendirent un peu partout sur leur corps, sans que ça n'émeuve personne.

Ecoute, j'vais pas te mentir, reprit Monsieur le chien. T'es sinistre et complètement taré. Mais, aussi improbable que cela te paraisse, t'es important. T'es même le putain de centre du monde. Toi, ton marteau et ton chien qui parle. 

Jet fronça les sourcils et sentit son estomac se nouer. Les propos du chien étaient souvent décousus, mais ils suivaient une sorte de logique interne. Ca, ça n'avait aucun sens. Perdait-il le contrôle ? Quoi qu'il en soit, il n'avait pas le temps de s'en préoccuper maintenant. 

Il chercha du regard une tête qui l'inspirerait. Pas trop compliqué, étant donné la tripotée d'abrutis dans la salle. Il en trouva rapidement un tout à fait convenable.

Grand, longs cheveux blonds, mâchoire carrée. Pas plus de vingt-cinq ans. Le minet portait un costume hors de prix. Complètement saoul. Il dansait avec une fille plus jeune que lui. Elle était petite et mince, cheveux bruns noués derrière la tête. Regard charmeur, tâchant de cacher sa peur. Le type fourrait ses mains un peu partout sur elle, assez brutalement. Il devait lui faire mal. En tout cas, il allait le faire. Autour d'eux, une paire d'hommes regardaient la scène en souriant cruellement.

Jet s'avança vers eux. Il écarta un des spectateurs sans ménagement, et tapa sur l'épaule du blond. Ce dernier se retourna. Il avait l'air énervé.

Jet balança son marteau dans sa jolie mâchoire de toutes ses forces.

"Proc" quand les dents se brisèrent, "Pouf" quand il toucha le sol, raide comme une branche.

Et revoilà le fou furieux en action !

Le chien était content.

Les clients du bordel, moins.

Les cris attirèrent vite l'attention sur lui. Les danseurs se massèrent les uns sur les autres, et tout le monde se pressa pour fuir le salon. Les gens se bousculèrent, se piétinèrent.

Jet resta immobile, marteau dans une main, bouteille dans l'autre. Le corps inerte du minet à ses pieds. Il attendit que le silence se fasse dans la salle, puis il finit de verser le contenu de la bouteille sur le sol. Il alla décrocher une torche du mur, puis revint se placer sur la piste de danse. La cavalerie se faisait attendre.

— J'y croyais un peu, pour Téo, finit-il par dire.

Je sais, fit tristement le chien.

Bruits de pas. D'acier. Ils arrivaient enfin. Pas trop tôt.

Les gardes déboulèrent de l'étage, cinq de chaque côté des escaliers. Épées, lames, même une lance. Foutus lanciers, pas un truc d'hommes, ça. Derrière eux, une paire de vieillards. Un grand chauve et un aux cheveux blancs. L'un d'entre eux devait être le propriétaire. Parfait, pas besoin d'aller le chercher.

T'es prêt ? demanda le chien avec une pointe d'anxiété dans la voix.

Les gardes chargèrent. Jet jeta sa torche au sol. L'alcool était assez fort, le feu partit en projetant de belles flammes bleues.

— Comme si j'avais fait ça toute ma vie, répondit Jet à mi-voix.

LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant