Epilogue 1 - Téo

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Le chant des oiseaux se faisait de plus en plus entendre à mesure que les rayons de soleil perçaient péniblement les denses feuillages enrobés de brume bleue.

Téo regarda un long moment les oiseaux voler de branches en branches, tournoyer puis disparaître. La douleur était terrible. Son corps était une ruine, une terre dévastée.

Sa tête était posée sur des racines, regard tourné vers la voûte des arbres. Elle était inconfortablement allongée, nue, sur le sol inégal du sous-bois. L'arrête des pierres lui faisait mal, les herbes la démangeaient, mais elle ne bougea pas. A quoi bon ?Téo aurait aimé pouvoir prétendre que le choc de la veille avait été trop grand, qu'elle ne se souvenait de rien. C'était faux. Elle se souvenait de tout, dans les moindres détails. Même alors qu'elle ne pouvait plus lutter, plus se débattre, plus communiquer, elle avait continué à voir et à ressentir.

Jet était resté en arrière. Lemon l'avait portée de toutes ses forces. Elle n'avait pu l'aider à trouver son chemin à travers la fausse-ville, mais il y était arrivé tout seul. Il avait puisé jusque dans ses dernières forces pour leur faire parcourir le plus de chemin possible. Pour mettre Port-Bleu loin derrière elle. Loin derrière eux.

A bout de souffle, il l'avait allongée près de cet arbre, et s'était installé à côté d'elle. Entre deux quintes de toux, il avait fait en sorte de la rassurer. Il ne lui fallait qu'un peu de repos. Une brève halte, et ils pourraient repartir.

Voilà longtemps qu'il avait arrêté de bouger. Arrêté de respirer.

Téo avait pleuré lorsqu'elle s'en était rendu compte. Pas grand-chose, juste quelques larmes. Ce qui lui restait.

Un oiseau se mit en décrire des ronds au-dessus d'elle, de plus en plus bas. Un gros oiseau noir. Il se faisait voir par intermittence, là où la brume était la moins dense, puis disparaissait à nouveau, masqué par des volutes plus épaisses. Téo essaya de lever une main vers lui, mais se corps ne répondit pas. Elle soupira tristement, puis essaya de parler.

Elle dut s'y reprendre à plusieurs fois et, quand un son finit par sortir de sa gorge, ce fut au prix d'une douleur qu'elle n'avait pas soupçonnée. Sans doute avait-elle trop crié la veille.

— Aide... à l'aide...

Ce simple effort lui fit tourner la tête. Sa vision se brouilla un instant. Peut-être s'évanouit-elle, peut-être pas.

Quand elle revit un peu plus clairement, elle se rendit compte que l'épais brouillard bleu avait encore progressé. La plupart des arbres et des racines autour d'elle en étaient à présent solidement enveloppées, et Téo eut la dérangeante certitude que la brume avançait à vue d'œil. Avançait vers elle. L'encerclait.

Elle comprit par ailleurs que le bourdonnement qu'elle avait pris pour une conséquence de ses blessures ne provenait pas de son crâne. Il émanait de partout à la fois, du sol, des arbres, de la brume elle-même. Et il amplifiait.

Ne crains rien, ça ne fera pas mal, fit une voix grave mais étrangement amicale. 

La voix semblait, tout comme le bourdonnement, provenir des brumes. Malgré l'évident danger, Téo fut soulagée d'avoir quelqu'un à qui parler. Elle plissa les yeux pour retenir les larmes qui y perlaient. 

Enfin, je crois, reprit la voix. Quoi qu'il en soit, ça ne sera pas pire que ce que tu viens de vivre.

La jeune fille ferma les yeux en esquissant un sourire. Même ses visions renâclaient à se montrer rassurantes, apparemment. Téo voulut se laisser sombrer dans le sommeil et oublier, mais son hallucination ne la laissa pas faire.

Pour ce que ça vaut, je suis désolé, Téo. Je te l'ai déjà promis cent fois, mais je te le promets encore. Je le convaincrai d'arrêter.

— Qui ? marmonna la jeune fille, yeux clos. Le commandant ?

Jet, répondit fermement la voix.

Téo sentit une pointe déchirer son cœur. Elle n'avait quasiment pas pensé à Jet, trop occupée à essayer de survivre à ses blessures. Et, bien qu'elle n'ait eut que peu de force et de lucidité pour cela, à pleurer Lemon.

— Jet ? Il est mort ?

Mort ? Oui, il est mort.

— Il m'a sauvée, soupira-t'elle.

C'est une manière de présenter les choses.

Téo laissa échapper un ricanement qui se mua à mi-course en quinte de toux. Elle reprit, de plus en plus fatiguée.

—Tu veux dire que je vais quand même mourir ? Qu'ils se sont sacrifiés pour rien ?

La voix marqua une pause, semblant réfléchir à une réponse acceptable, et Téo se rendit compte qu'elle était en paix. Elle acceptait de partir, de lâcher prise. Finalement, une sorte de rire émana des brumes, semblant résonner de tous côtés.

C'est amusant. Tu poses les questions de sorte à ce que je ne puisse pas répondre. Enfin, le temps presse. Je ne peux pas t'accompagner plus avant.

Téo comprit de quoi il était question. Le brouillard s'était rapproché tandis qu'ils parlaient. Elle leva difficilement la tête et se rendit compte que ses pieds était déjà invisibles, comme avalés par la brume. Le bourdonnement devenait de plus en plus insistant, si intense qu'elle pouvait presque ressentir sa présence. Elle sourit.

—Au moins c'est fini, souffla-t'elle.

La brume l'enveloppa, et le monde disparut.

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