Le souvenir de ce qui sera

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- Deux jours. Deux jours et ce sera fini.

La voix du chien tonnait dans la tête de Jet tandis qu'il tombait dans l'obscurité. Monsieur le chien ne criait pas, pas comme il en avait l'habitude. Cependant, son ton était impérieux. Résister n'était pas une option. Discuter non plus. La voix semblait provenir de l'intérieur du crane de Jet. Comme si c'était lui qui parlait. Comme si ça avait toujours été lui. Jet s'était longtemps interrogé à ce propos. Était-il fou, où Monsieur le chien lui parlait il vraim...

Deux jours, et tu pourras lâcher prise. Devras lâcher prise. Juste un petit effort.

Non, ça ne pouvait pas être lui. Le chien était trop différent, trop réel pour qu'il ne s'agisse que d'une création de son esprit. Jet voulait y croire, à tout le moins. Il secoua la tête pour chasser le frisson de panique qui l'envahissait. Il eut le sentiment de tomber plus vite, quoique le noir absolu qui l'enveloppait ne trahissait aucun mouvement. Ses oreilles se mirent à siffler. Loin, loin, dans un autre monde, son corps souffrait. Ses plaies brûlaient et sa chair luttait contre l'infection. Et il entendait le tintement diffus d'une voix. Une voix familière, chaleureuse. Sa femme ? Oui, ce devait être elle. Il essaya de se tourner vers elle, bien que l'obscurité l'empêchât de savoir s'il bougeait réellement ou pas.

Soudain, la chute cessa. Quelque chose commença à se former, se constituer autour de lui. Un univers se créait. Un brin d'herbe, puis un autre. Le temps d'un souffle à peine, et il fut entouré par un petit rond de terre éclairé par une douce lumière. Jet était debout. Il leva les yeux et vit un bout de ciel nocturne déchirant l'océan d'obscurité au-dessus de lui. Lorsqu'il baissa la tête, jet constata que le monde s'était étendu, quoique de quelques pas à peine.

Bigre, t'as une sale tête, fit le chien, toujours invisible.

Jet grimaça.

— Tu m'as fait peur, répondit-il. J'ai cru que t'étais devenu sérieux.

Je suis sérieux. Tu devrais te voir.

— Tout de même, c'est fou, continua Jet. Tu viens me harceler jusque dans mes rêves.

C'est pas exactement un rêve. 

Sans trop comprendre comment, Jet sentit que Monsieur le chien l'invitait à regarder sur sa gauche. Il se tourna donc, et vit le rideau d'obscurité qui reculait. Petit à petit, des baraquements se révélèrent. Des cahutes en bois et en tôle, adossées à des murs de pierre. Mornes mais fonctionnelles. Des bâtiments militaires, selon toute vraisemblance.

L'ensemble était toutefois quelque peu irréel, flou, comme nappé d'une sorte de brouillard qui pourtant ne se voyait pas. Les contours des bâtiments tremblaient par intermittence, de même que le sol et l'air qui l'entourait. Parfois, l'obscurité redevenait totale le temps d'un souffle, puis la vision revenait. A d'autres occasions, la lumière devenait plus intense, obligeant Jet à plisser les yeux. Il finit par lever la tête et se rendit compte qu'il était éclairé par la lune. La lumière émanant de l'astre était cependant anomale, bleutée. Selon son intensité, elle variait du pastel à un bleu vif dérangeant. 

— Pourquoi la lune est comme ça ? marmonna Jet.

C'est à toi qu'il faudrait le demander, répondit le chien.

Quelqu'un le frôla. Un homme, pensa Jet, quoiqu'il n'en vit que la silhouette, les détails de son corps étant nimbés du flou qui nappait la scène. L'homme courait vers lui, et le dépassa à vive allure.

Deux autres silhouettes suivirent. L'une d'entre elles était un peu précise, quoique Jet n'aurait pu clairement décrire les contours de son visage. Il semblait crier quelque chose à l'attention de l'autre silhouette, mais aucun son ne parvint aux oreilles de Jet.

Puis une autre figure se détacha de l'ombre. Un homme, Jet en était sûr, qui portait un corps dans ses bras. L'homme n'était pas plus distinct que ses prédécesseurs, et il n'aurait pas pu reconnaitre ses traits à cette distance. Jet n'eut cependant pas besoin de l'examiner longtemps pour le reconnaître. Il se souvenait avoir vécu cette scène. Avoir porté le corps de la femme qu'il aimait.

Comme dans les maigres réminiscences que lui accordaient ses rêves depuis lors, il ne parvenait toutefois pas à poser son regard sur elle. oh, il pouvait la regarder, mais il ne pouvait pas la voir. Son corps n'était qu'une forme, nimbée d'une triste lumière bleutée.

Jet essaya tout de même de se concentrer pour percer le voile qui la séparait d'elle, mais sans succès. Il émit un souffle à mi-chemin entre la rage et le dépit. La voix de chien résonna dans sa tête.

Essaye encore.

— J'ai l'air de faire quoi, à ton avis ? Je me concentre mais plus j'essaye de la regarder, plus la lumière devient opaque.

Ca, mon bon Jet, c'est justement parce que tu fais en sorte de ne pas voir. Plus tu te concentres sur elle, et plus tu caches le reste. Moins tu comprends.

— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Tu crois que je ne donnerais pas tout pour...

Alors fais-le, le coupa Monsieur le chien. Lâche prise. Lâche prise et tu pourras avancer.

Cela ne faisait aucun sens pour Jet, mais il ravala les questions qui lui brulaient la langue. Il se focalisa à nouveau sur le couple devant lui, qui avançait au ralenti dans sa direction. Il parvenait à présent à discerner les traits de son propre visage assez distinctement. A voir la résolution qui l'animait, la peine qui transparaissait par moments sur ses traits. La silhouette de la jeune femme restait masquée, toutefois, plus encore à chaque pas.

Ne sachant que faire d'autre, il se décida à écouter les conseils du chien. Il posa son regard sur le corps que son alter ego portait à bout de bras, et essaya de se détendre. De faire le vide dans son esprit. Pendant quelques souffles, cela n'eut aucun effet, mais Jet persista, forçant ses muscles à se relaxer, ses pensées à ralentir.

Puis, tout à coup, la luminosité émanant de la jeune femme sembla diminuer. Très légèrement, puis de manière un peu plus franche. Il put commencer à mieux appréhender ses contours, cœur battant à tout rompre à l'idée de libérer ce souvenir, et tétanisé par la peur qu'il lui échappe.

Une main devint presque visible. Claire, pendant mollement et selon un angle qui ne lui parut pas tout à fait naturel. Puis un bout de bras et bientôt, la brume bleue commença à se dissiper près de son visage. Il entrevit une mèche de cheveux blonds, et sentit une larme perler au coin de son oeil.

— Jet !

La voix de Téo.

 Quelque part au loin. Son cœur se serra, ses muscles se tendirent brusquement. Jet s'affala dans un spasme douloureux tandis que la vision s'obscurcit immédiatement devant lui. Sa femme s'évanouit dans les ténèbres, de même que le reste de son souvenir, et l'espoir de retrouver cette partie de lui-même. Ce fragment de son identité qu'il avait été si près de toucher.

Il tenta de crier mais seul un gargouillis de douleur sortit de sa gorge, et il se contenta de sangloter tandis qu'il se sentait tiré dans une nouvelle direction, à nouveau plongé dans l'obscurité la plus totale.

Alors qu'il se sentait défaillir, il ne pouvait pensait qu'à cette main cassée, et à cette mèche de cheveux.

LuneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant