Encore une glace

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— Vous allez au bal des soldats ? demanda le tailleur, épingle en bouche.

Jet fit non de la tête.

— C'est dommage, fit le petit homme avec un air surpris, s'affairant toujours à son ouvrage. Le bal est une institution. Les habitants de la cité ne le manqueraient sous aucun prétexte. De la musique, des boissons, un banquet. Et des femmes. Les soldats font venir les plus belles femmes de la région. C'est la nuit idéale pour séduire.

Le tailleur ponctua sa phrase d'un clin d'œil complice à l'attention de Jet.

— Je ne suis pas un grand séducteur, répondit ce dernier.

— J'imagine que monsieur plaisante. On ne croise pas tous les jours quelqu'un d'aussi avenant. Ni, si je puis me permettre, quelqu'un en mesure de s'offrir mes services.

Jet fut forcé de lui accorder ce dernier point. Pour la création de son costume, il était allé trouver le tailleur le plus réputé, et le plus cher, de tout Port-Bleu. Le commerçant avait exigé d'être payé en avance, et Jet lui avait donné l'équivalent de plusieurs années de labeur d'un homme du peuple pour qu'il daigne se mettre au travail. Qu'importait ? S'il devait en croire le chien, tout serait fini le lendemain soir. Ce costume serait son dernier.

Jet tressaillit lorsque le tailleur enfonça une aiguille un peu trop profondément, mais l'homme se contenta d'émettre un petit grognement avant de s'éloigner de quelques pas et de le considérer d'un œil pensif. Monsieur le chien était à un pas de lui, couché sur un tapis orange clair. Jet l'interrogea avec un mouvement du menton.

— De quoi j'ai l'air ?

T'as l'air d'un poney, fit le chien.

— Vous êtes assez élégant, répondit le tailleur, croyant que la question lui était adressée.

Jet haussa les épaules et se dirigea vers un grand miroir entouré de bustes de démonstration. Il fixa son reflet le temps de quelques souffles, peinant à se reconnaître. Le costume à carreau lui seyait bien. Le gilet soulignait sa carrure sans qu'il ne paraisse trop engoncé à l'intérieur. Sa chemise était sobre mais de bonne qualité. L'ensemble le faisait paraître pour un riche marchand, peut-être même pour un noble. C'était étrangement agréable.

Jet fit quelques mouvements pour vérifier que la coupe ne le gênait pas. C'était un critère important, plus encore que le tailleur ne pouvait le deviner. Il ne s'agissait pas de pouvoir danser et faire la cour, mais plutôt d'être en mesure de distribuer des coups de marteau. Son flanc le tira tandis qu'il faisait des rotations de bassin mais, dans l'ensemble, il ne ressentit ni gêne ni douleur. Voilà à peine plus d'un jour qu'il était sorti d'un bordel en flammes, plus mort que vif, et ses blessures étaient déjà presque guéries. Jet était persuadé que c'était l'œuvre du chien, mais il ne lui en avait pas parlé. Il n'était pas certain de vouloir entendre sa réponse.

— Alors ? s'enquit le tailleur, sa voix trahissant un soupçon d'inquiétude.

— C'est parfait, lui répondit Jet.— Pas encore, le corrigea le petit homme. Ce sera parfait quand j'aurai cousu les retouches. Enlevez-le.

Jet hésita un instant. Maintenant qu'il avait vu son allure en costume, il ne voulait plus vraiment l'enlever. Ses vêtements habituels lui paraissaient des guenilles. Le tailleur lui adressa un sourire entendu.

— Vous l'aurez ce soir, le rassura-t'il. Repassez à la tombée du jour.

— Oui, j'imagine que je peux faire un tour en ville le temps que vous finissiez, acquiesça Jet.

Un peu que tu vas faire un tour en ville. J'te rappelle que tu m'as promis une glace ! intervint le chien.

Jet soupira, non sans sourire en se remémorant sa sortie avec Téo. Il se changea, laissa son costume aux bons soins du tailleurs, puis homme et chien s'en allèrent.

Ils flânèrent quelque peu. Monsieur le chien resta étrangement silencieux. Ils croisèrent du monde, travailleurs, promeneurs, même une paire de gardes. Jet avait craint, lorsqu'ils avaient quitté la fausse-ville, que les soldats de la ville ne les repèrent trop facilement. Les chiens n'étaient pas exactement inhabituels à Port-Bleu, mais leur signalement avait dû être transmis à toutes les patrouilles de la cité. Monsieur le chien l'avait rassuré. Ils ne seraient pas interpellés, lui avait-il dit. Jet lui avait fait confiance. Depuis son rêve, son hallucination ou quoi que cet événement ait pu être, il voyait son compagnon d'un nouvel œil.

En effet, ils ne furent pas arrêtés. Les gardes ne leur accordèrent pas même un regard. Jet et Monsieur le chien traversèrent la ville, ses ruelles sombres, ses places lumineuses. Ils firent halte un moment dans un minuscule parc comptant pas plus d'une dizaine d'arbres et Monsieur le chien fit mine de courser un chat. Jet s'étonna. C'était la première fois qu'il le voyait faire.

— T'aimes pas les chats ? lui demanda-t-il.

Je sais pas trop, répondit le chien sans conviction. C'est ce que font les chiens, non ?

— Oui, je crois bien.

J'voulais essayer.

Jet se contenta de hocher la tête. Ils reprirent leur marche et déboulèrent bientôt sur le port. La journée était belle mais il y avait un peu de vent. La mer était plus agitée qu'à l'ordinaire. Bon nombre de passants contemplaient le tangage des bateaux depuis la berge. Jet fut tenté de les imiter, mais il se douta que le chien lui mènerait une vie impossible s'il ne passait pas acheter des glaces avant toute chose.

Il retourna donc à la baraque à laquelle Téo l'avait mené. Il patienta un peu, car une poignée de clients faisaient la queue devant lui. Lorsque son tour vint, il commanda une glace à la pistache, ainsi qu'une seconde au cacao. Armé de ses deux pots et poursuivi par le chien, il alla s'asseoir un peu plus loin, jambes pendant au-dessus de la mer en mouvement. Il donna la première glace au chien, qui plongea sa truffe à l'intérieur sans se faire prier, et goûta celle au cacao. C'était bon.

Ils mangèrent en silence un bon moment, Jet regard perdu dans l'eau, Monsieur le chien gueule dans le pot. Jet finit par prendre la parole d'un ton mélancolique.

— C'est pour demain.

Le chien leva la truffe de sa glace et le fixa, les yeux plissés.

C'est une question ?

— Non, souffla Jet. Demain, je finis mon travail. Fin de ma vengeance.

Monsieur le chien resta silencieux, ce qui éveilla l'attention de son compagnon.

— Quoi ? demanda Jet.

Rien.

— Foutaises, je te connais quand t'es comme ça. Tu me caches quelque chose.

Nouveau silence. Jet commença à perdre patience et ouvrit la bouche pour insister, mais le chien ne lui en laissa pas le temps.

Écoute, Jet, je suis pas là pour répondre à tes questions et soigner tes angoisses.

Sa voix était autoritaire, mais bien plus posée qu'à son habitude. S'opposer à lui n'était pas une option. Il poursuivit :

Mon rôle, c'est de t'aider à lâcher prise. Je suis pas très bon, mais on finira par y arriver, cette fois ou une autre. Compris ?

Jet hocha mollement la tête et reporta son regard sur la mer. Non, il n'avait pas compris. Mais était-ce bien important ? Tout finirait demain, d'une manière ou d'une autre.

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