Téo avait du mal à garder le regard fixé sur le spectacle qui lui faisait face.
Elle regardait le temps d'un souffle ou deux, puis détournait les yeux, comme prise de vertige. Elle n'avait jamais ressenti cela, pas même dans la boutique où ils avaient découvert les deux corps.
Les deux corps précédents.
Ceux-là étaient autrement plus abîmés. Crânes enfoncés, membres tordus dans des angles impossibles. Celui qui était sur le dos avait un œil ouvert, affichant une mine horrifiée. Il avait souffert.La calèche était renversée entre les deux corps. Elle avait basculé sur le côté, mais ce n'était évidemment pas ce qui avait causé ces blessures. En tout cas, pas toutes. Les hommes avaient été battus à mort.
Une mince brume presque translucide flottait au-dessus du sol, étrange, malsaine. L'air était froid et le bois silencieux, à l'exception des mouvements des soldats. Personne ne parlait. Une vingtaine de gardes, postulants et titulaires, se trimbalaient de droite et de gauche en montrant des choses du doigt. Un caillou, un bout de bois, un bout d'être humain.
Le sergent Arkio était à une dizaine de pas de là, avec la survivante et son père. La jolie petite rousse était drapée dans une veste de garde que Marcus s'était empressé de lui donner. Même en de pareilles circonstances, il ne manquait pas l'occasion de faire du gringue. Le père de famille, un fermier, lui caressait doucement le dos, blême comme un linge. La fille sanglotait doucement tandis qu'Arkio l'interrogeait. Elle tremblait tant qu'elle avait du mal à rester debout.
Lemon papillonnait non loin de là, inspectant le sol. Il se montrait le plus appliqué des soldats. C'était le seul qui avait osé manipuler les corps, les fouiller.Téo ne faisait rien. Une fois de plus, elle avait été la seule fille à être sélectionnée pour participer à cette opération, et les commentaires n'avaient pas été en reste. De la part des garçons tant que des filles. Téo faisait son possible pour rester loin de Lemon, mais son succès était plus que relatif. En premier lieu, le jeune homme ne se décourageait pas, et persistait à lui parler dès que l'occasion se présentait. Par ailleurs, ses camarades se sentaient de plus en plus libres de l'abreuver de remarques désagréables.
Téo se sentait mal à l'aise ce matin. Elle se contentait donc de fixer les cadavres, l'un après l'autre. Os fracassés, chairs meurtries, vies interrompues. Qui avait donc fait ça ? Téo se forçait à fixer les blessures, les plaies. A s'endurcir.
— Tu connais la troupe Aparicio ? fit Lemon, la sortant de sa rêverie.
Il s'était posté à ses côtés. Téo ne bougea pas, elle ne se tourna pas vers lui. Simplement un "non" de la tête. Il continua.
— C'est une troupe de danse. Sérieusement, tu la connais pas ? Pourtant t'es une fille...
Téo lui lança un regard furieux. Le jeune homme sourit.
— C'est une blague, Téo, fit-il calmement. Mais ça te plairait, à mon avis. La plus belle troupe du continent, à ce qu'on dit.
— C'est là que tu emmènes tes rendez-vous ? souffla Téo en se tournant à nouveau vers les cadavres.
— Oui, répondit Lemon avec aplomb. Quand ils passent. Il n'y a qu'une dizaine de représentations par an.
Téo hocha la tête sans enthousiasme.
— Tu veux venir ? lui demanda Lemon.
La jeune postulante pivota vivement vers lui, faisant voler ses nattes blondes.
— Tu es en train de m'inviter à un spectacle de danse ?
— Oui, fit à nouveau Lemon, mèche blonde barrant artistiquement son visage.