Téo hâta le pas en arrivant en vue de la caserne.
Après son entrevue avec la Régente, elle brûlait tellement de rentrer faire son rapport qu'elle avait abandonné son tour de garde. Lemon n'avait pas compris. Il avait bien essayé de la retenir, de lui expliquer qu'elle risquait son poste fraîchement acquis, mais Téo s'était contentée de s'effacer en bredouillant des excuses sans queue ni tête.
Elle n'avait pas honte. Ni d'avoir déserté, ni d'avoir laissé Lemon dans l'ignorance. Le sujet était trop grave à ses yeux, et mieux valait que son compagnon n'en sache pas trop. Téo pressentait qu'il valait mieux qu'il reste à l'écart de cette histoire, du moins pour l'heure.
La jeune femme avait envisagé de se rendre chez Jet afin de lui rendre compte de ses découvertes, mais elle en savait encore trop peu. Certes, il lui apparaissait clair que la Régente avait quelque chose à cacher, de même que son intendant. Leur attitude à la mention de la troupe Aparicio avait été troublante. Menaçante, d'une certaine manière.
Cela ne signifiait cependant pas avec certitude qu'ils aient connaissance du trafic qui s'y déroulait, et encore moins qu'ils y aient pris part. L'idée même faisait peu de sens. Pourquoi une femme infligerait-elle ce sort à ses semblables ? A son peuple ? Le continent manquait-il donc à ce point de filles de joie ?Ces questions tournaient inlassablement dans la tête de Téo, et elle ne parvenait pas à se faire une idée claire sur la situation. Non, elle ne pouvait pas aller voir Jet immédiatement. Elle ne saurait pas quoi lui dire. Il lui fallait tout d'abord obtenir l'aide de ses supérieurs.
Téo gravit la butte du château au pas de course, traversa l'étroit pont en se faufilant entre une paire de soldats et adressa un rapide salut à Wilden, qui montait comme à son habitude la garde. La jeune femme arriva dans la première cour intérieure et fut immédiatement prise d'un sentiment de malaise. Elle ralentit le pas, puis se mit à marcher calmement en direction de la caserne des gradés, une impression d'anormalité chevillée au corps.
Elle ne put mettre le doigt sur ce qui la gênait que lorsqu'elle pénétra la grande cour, dans laquelle une vingtaine de gardes discutaient, s'entraînaient ou étaient tout bonnement en train de flâner. Dès qu'ils l'aperçurent, les gardes la fixèrent et ne la lâchèrent plus des yeux. Ils pointaient sur elle un regard aigu, attentif au moindre de ses mouvements. Le genre de regard qu'on porte sur un individu dangereux.
Téo se retourna. Plus loin, dans la première cour, elle vit que les premiers soldats qu'elle avait dépassés lui avaient emboité le pas. Son sang se glaça. Tout cela n'avait rien d'une coïncidence, et il ne s'agissait pas d'une vue de son esprit. Téo soupira. En définitive, elle avait bien fait de ne pas mêler Lemon à cette histoire.
Ce fut sans surprise que Téo vit deux des soldats à l'entraînement se diriger vers elle, allure prudente et lames aux poings. L'un des deux, un petit roux qu'elle connaissait sous le nom de Rogier, semblait gêné et rechignait à la regarder dans les yeux. Elle ne connaissait pas l'autre, une masse de muscles et de cheveux bruns. Celui-là ne s'embarrassa pas de politesse. Il s'approcha à portée d'épée et fit entendre sa voix rude et sèche.
— Téo Meunier. T'es convoquée chez le commandant. Remets-moi ton arme.
Le commandant.
La seule mention du responsable des armées de Port-Bleu sonna comme une sentence irrévocable. Un silence pesant tomba sur la cour. Téo hocha tristement la tête, essayant de garder un semblant de contrôle d'elle-même, et avança d'un pas.
Le garde aux dimensions de bête posa une main sur sa poitrine pour l'arrêter. Cela n'avait rien d'une caresse, d'un geste déplacé, mais Téo réagit immédiatement. Elle essaya de se dégager en chassant sa main. L'homme fut plus rapide et plus rude qu'elle. Il la saisit par le col si fort qu'elle fut à moitié étranglée et, d'une main, il décolla à quelques pouces du sol. Téo sentit sa respiration devenir plus douloureuse, plus hypothétique, son visage chauffer et rougir.