BOXING HEART

Chapitre 35 Lara

J'ai mal. Mais ça ne date pas d'hier. Cette douleur me suit depuis des années, logée quelque part entre mes côtes, entre mes silences et mes nuits d'insomnie. Je ne voulais pas que tout explose ce soir, pas avec tous les efforts qu'ils ont faits pour préparer cette fête. Qu'il a fait... Mais tous les jours depuis ce qui s'est passé, j'essaie d'oublier cet épisode avec Laetitia. De faire comme si ça n'avait pas d'importance, comme si ça n'avait pas laissé une brèche béante en moi. Tous les jours, je me force à ignorer la frustration et cette sensation de vide qui se propage en moi comme du poison. Et puis, Eli a lâché cette bombe. Il veut partir avec moi. Il veut que je quitte tout et que je m'élance vers l'inconnu avec lui. C'est à ce moment-là que j'ai vraiment compris l'ampleur de la situation. Mais j'ai aussi compris que tant que je n'aurai pas de réponse, je ne pourrai pas être avec lui. J'ai toujours été seule et ce n'était pas pour rien. Quand il m'a prise dans sa chambre tout à l'heure j'ai complètement perdue la tête, mes moyens, ma foutue santé mentale... Tout. Il m'a rendu folle. J'ai eu envie plus que tout de le rassurer, le protéger, lui faire du bien... Parce que c'est comme ça avec lui, je n'arrive pas à garder la tête froide. Il me fait tout perdre : la raison, le contrôle, le souffle. Tout. Je place mon casque sur ma tête et fait vibrer ma bécane.

Je lui ai dit que j'avais besoin d'être seule. Son visage s'est décomposé et j'ai cru me prendre un crochet du droit. Je fonce au lac, notre lac, là où tout a commencé. J'ai besoin de crier, peut-être même de pleurer. Je ne sais pas. Je n'ai plus de certitude, tout est flou et en vrac dans ma tête. J'arrive sur place et gare ma moto près de notre arbre. Notre arbre...

Mon regard s'accroche au sac de boxe suspendu à sa branche. Et je me jette dessus. Et je frappe. Une fois. Deux fois. Plus fort. Encore et encore. Toujours plus fort. J'enchaîne jusqu'à ce que mes muscles brûlent, jusqu'à ce que mes poings ne puissent plus encaisser les chocs. Essoufflée, je saisis le sac entre mes mains et y appuie mon front, le souffle saccadé, la gorge nouée. Je n'arrive pas à croire ce qui m'arrive. Qu'est-ce que je suis censée faire ? Tout était prévu. Calculé dans ma tête. J'allais aider mes parents et les remettre sur pieds. Tout était déjà écrit. Et puis, Eli est arrivé et il a tout foutu en l'air. Mes certitudes et ma vie aussi merdique soit elle. Aujourd'hui, je suis perdue et je ne me vois plus sans lui. J'attrape mes cheveux, les tire en arrière pour tenter de me recentrer, mais je me perds... Il me fait du bien, il n'y a qu'avec lui que je me sens vraiment vivante. Mais comme j'ai toujours craint quelque chose qui est finalement arrivé. Il me ment. Ce secret avec Laetitia, ce non-dit qui flotte entre nous... je le sens. Et tant qu'il ne me dit pas ce qu'il me cache, tant qu'il me laisse dans l'ombre, alors je ne pourrai jamais sauter avec lui dans le vide.

D'un coup, tout bascule.

Avant même d'avoir le temps de comprendre, quelqu'un surgit de nulle part et me percute violemment.

La douleur m'arrache un cri retentissant et en une fraction de seconde, je suis brutalement traînée sous l'eau. Le choc est si violent que je perds immédiatement mon souffle. Mes poumons se contractent dans un spasme douloureux. Mon corps paniqué essaie par tous les moyens possibles de remonter à la surface pour respirer, car je manque d'air. Il veut respirer. Il veut survivre. Mais je suis coincée. Si je ne respire pas d'ici à trente secondes , je ne tiendrai pas. Deux bras puissants me ceinturent et m'entraînent toujours plus profond. Je me débats comme une furie. Je le frappe, lui envoie mon coude dans les côtes, le griffe, mais la pression de l'eau rend mes coups insignifiants. La panique grimpe en flèche. Je tente un dernier mouvement désespéré et me libère un instant et c'est tout ce qu'il me faut pour me ruer vers le haut. J'émerge à la surface, suffocante et luttant pour capter une bouffée d'oxygène. Sous le choc, mes yeux se révulsent et essaient de localiser le malade qui vient de me jeter à l'eau.

Je me retourne et je n'ai pas le temps de souffler que deux mains brutales s'abattent sur ma tête et m'écrasent de nouveau sous l'eau. J'essaie de lui envoyer un poing, mais la pression de l'eau transforme ma force en plume. Plus je manque d'air, plus je me débats. Je tente de me dégager comme je peux, mais plus les secondes s'écoulent, plus je réalise avec horreur que je n'y arrive pas. Son emprise est trop forte et je suis trop faible. À bout de souffle, je ne bouge plus et cesse de lutter. Pendant un instant qui me semble durer une décennie, mon pire cauchemar se produit : j'abandonne le combat. Tout ralentit. Mon cœur cogne contre ma poitrine. L'air me brûle les poumons. Je vais mourir. Je vais mourir ici, comme ça. Les secondes s'étirent. Je n'arrive plus à penser, plus à lutter. Je ferme les yeux et l'idée de comment on va annoncer ma mort demain dans le journal me traverse.

Puis d'un coup, en une fraction de secondes, je ne vois pas ma vie défiler comme c'est censé être le cas avant de mourir. Je vois mon avenir. L'avenir que j'aurais pu avoir. Avec Eli. Son sourire, son odeur, son rire, sa voix qui m'appelle d'un ton amusé. Tous les endroits que nous aurions pu visiter, toutes les choses qu'on aurait pu faire, tout ce qu'on aurait pu construire... Comment j'ai pu gâcher notre dernière soirée comme ça...

Je serre les poings. Avec mes dernières forces et ce qui me reste d'oxygène, je me retourne furieusement et plante mes dents dans l'épaule de mon agresseur de toutes mes forces. Il hurle et au même moment, quelqu'un plonge dans l'eau juste à côté de nous. Je me sens remonter à la surface. Des bras solides m'agrippent et me traînent jusqu'au rivage. Je peine à comprendre et à respirer. Je me laisse flotter, j'ai l'impression que ma gorge est restée au fond du lac.

— Ça va aller, bouge pas.

J'entends à peine sa voix, mais je reconnaitrais ces bras et cette voix entre mille. Éli.. Je tousse et crache de l'eau du lac comme je peux. Je reprends mon souffle douloureusement et quand j'ai retrouvé l'usage de mes sens, je vois Eli frapper mon agresseur. J'entends les os se briser littéralement. Il va le tuer. Je me lève maladroitement et tombe comme une merde.

— Eli !

Je hurle mais il ne m'entend pas, il est comme en transe. Je me relève difficilement et tente de l'arrêter. Si je ne fais rien, c'en est finit de cet homme. J'essaie d'avancer mais je titube et ma voix se brise.

— Arrête, je t'en supplie, tu vas le tuer...

L'homme a le visage en sang et Eli ne lui laisse même pas l'occasion de riposter. Je hurle et commence à suffoquer...

— Stop ! Arrête. Arrête ! Tu ne dois pas me quitter...

Je tombe à genoux et imagine déjà ce qui va se passer. Je vais me retrouver seule. Ils vont me l'enlever.

Mais à ces mots, Eli se fige, cesse de tabasser le type et se tourne vers moi. Il fixe l'homme défiguré et en sang. Puis moi, comme si en un éclair de conscience, il se rendait compte de la situation. En une seconde, il se précipite vers moi et me serre contre lui. Je m'agrippe à lui comme si ma vie en dépendait. Parce que c'est le cas. Il tremble. Moi aussi. J'ai faillis le perdre. J'ai bien cru que je ne le reverrais jamais. Que je n'aurais plus jamais l'occasion de lui parler, de le toucher... j'ai envie de lui dire tellement de choses, mais aucun son ne parvient à sortir de ma bouche. J'ai froid. Je suis fatiguée. Je suis terrifiée pour la suite. L'homme qui vient d'essayer de me noyer se retourne sur le dos. Mon estomac se tord et le choc est tellement intense que je repousse Eli et vomis. C'est l'homme qui est passé au café juste après qu'on soit rentrés du weekend à la mer. Mon sang se glace et je tente de dissimuler ma surprise et ma peur, car Eli n'a pas besoin de ça. Il se lève et se dirige vers le sac de boxe.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Je vais l'attacher. On va porter plainte pour tentative de meurtre.