The Rules

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Le lendemain, je rejoignais Olivia au club La Nautique. Pendant que nous attendions l'arrivée du Riva d'Edouard, je lui relatais rapidement mon action inexplicable de la veille. Elle me dévisagea, incrédule, puis constata d'un air aussi moqueur que ravi : « Tu as enfreint la règle numéro 2 ».

Les Règles étaient un de nos rares sujets de discorde. J'appliquais en toutes circonstances les 35 Rules du best seller d'Ellen Fein et Sherrie Schneider. En bonne féministe, Olivia considérait ces préceptes archaïques et me traitait régulièrement de rétrograde.

Le concept de base des Règles était simple et pouvait se résumer en une phrase : l'homme était un chasseur, la femme son gibier. Une femme qui souhaitait réussir sa vie amoureuse ne devait jamais adresser la parole à un homme la première (règle numéro 2). Elle ne devait pas s'asseoir ou se tenir près d'un homme qui lui plaisait, ni flirter avec lui la première au risque de lui porter trop d'attention (règle numéro 3). Elle devait laisser passer 4 heures de temps avant de répondre au premier texto d'un homme (pour les messages suivants, une demi-heure suffisait) puis limiter la conversation à une dizaine d'échanges, tout en veillant à répondre à chaque fois en moins de mots que l'homme et jamais après minuit ou le week-end. La femme devait toujours mettre un terme la première à une conversation téléphonique ou à un rendez-vous (règles 6 et 11). Elle devait garder une aura de mystère et éviter de trop parler pendant les premières semaines (règle 10).

- Je me suis tiré une balle dans le pied, constatais-je, dépitée d'avoir enfreint la règle numéro 2.

Olivia agita vigoureusement la tête en signe de désapprobation.

- A cause de ton livre préhistorique, toutes tes conversations ressemblent à ça :

Le mec à 18h30 un vendredi : Salut, c'est Jules, sympa de te croiser hier soir.

Toi (4h plus tard) à 22h30 : Slt, oui c'était cool!

Lui à 22h35 : La forme?

Toi à 23h05 : (message vide car impossible de répondre en moins de mots)

Lui à 23h40 : ça te dit un verre demain soir ?

Toi le lundi matin : yes, w-e prochain ?

Lui, jamais, car une autre fille lui a proposé entre temps de sortir samedi soir et tu as loupé le coche.

Je ne pouvais m'empêcher de rire. Olivia était un zéro pointé avec les mecs mais elle avait un sens de l'humour extraordinaire. Au même moment, le Riva fit son entrée majestueuse. Vêtu d'un polo blanc et bleu-marine de chez Paul and Shark, Tristan était aux commandes, un air grave figé sur son visage parfait, pendant qu'Edouard s'affairait autour des bouées. Des flûtes et du rosé étaient disposés au centre du bateau sur une table carrée.

- Jolie barque, s'exclama Olivia en s'installant sur les luxueux sièges en cuir blanc. Mais tu sais ce qu'on dit : grand bateau, petit mât.

Bon prince, Edouard sourit. Quand tout le monde fut installé, il sortit le Riva de son emplacement, accéléra doucement et le bateau progressa à une vitesse minimale jusqu'à l'éloignement du quai. Puis, il poussa les moteurs. Le ciel était d'un bleu inhabituel. J'inspirais l'air chaud estival à pleins poumons et fermais les yeux. Arrivés au milieu du grand lac, il procéda au mouillage du bateau. Tout le monde se jeta dans l'eau tiède.

- Quelle belle après-midi, s'exclama Olivia en s'accrochant à une bouée. On était très étonnées par votre invitation.

- Je connais Eva depuis dix ans, se justifia Edouard.

- Ha! La durée minimum à Genève pour briser la glace et inviter quelqu'un.

- Les Genevois ont beaucoup de qualités, objecta Tristan, piqué au vif dans son honneur protestant. Ils respectent leurs engagements, ils sont éduqués, ils ont une certaine sagesse politique, ils sont travailleurs...

- et égoistes, repliés sur leur confort matériel, fermés d'esprit, incapables d'une relation sociale profonde et significative, et terriblement radins, compléta Olivia, en fixant le baron de Nanteuil droit dans les yeux.

L'effet fut immédiat. Un air d'arrogance plus accentuée se répandit sur le visage de Tristan, mais il resta un instant sans répondre. Il dit enfin d'un air contraint :

- L'argent n'est pas fait pour être dépensé, il est fait pour être transmis.

- Vous dormez tous sur votre tas d'or et pendant ce temps la vie passe.

Tristan ne trouva rien à répondre. Passer sa vie à Genève n'inocule pas le sens de la répartie. Il se contenta d'hausser les épaules avec un mépris infini, se demandant sans doute comment l'on osait s'adresser à lui - le baron de Nanteuil ! - de cette façon.

- Le Genevois est timide, tempéra Edouard. Il se referme dans sa bulle parce qu'il a peur de déranger.

- Ah, c'était donc ça ! dis-je. Mon voisin qui m'ignore tous les matins dans l'ascenseur est un grand timide.

- Eva marque un point, concéda Edouard.

Puis, en s'adressant à Tristan, il ajouta :

- Même nous, on a de la peine à avoir une vie sociale trépidente ici.

- Boulot, dodo, Migros, résuma Olivia en sortant de l'eau.

Je lui emboitais le pas et m'allongeais au soleil. Tristan, le teint livide de colère et de contrariété, resta dans l'eau où il fit des longueurs de part et d'autre du bateau. Après une demi-heure de crawl intensif, il s'installa à l'avant du Riva et retomba dans son mutisme. Je fermais les yeux et me laissait bercer par le roulement du bateau.

Lorsque je les rouvris une demi-heure plus tard, Tristan me dévisageait à distance. Pourquoi ce regard fixé sur moi ? Le baron de Nanteuil était bien trop hautain pour que je lui inspire un quelconque intérêt. Il n'était pas non plus du genre à dévisager une personne qui lui déplaisait. Il se contentait en général de l'ignorer. Il devait y avoir en moi quelque chose de répréhensible qui attirait son attention, finis-je par me dire avant de chasser cette pensée. Après tout, il ne m'était pas assez sympathique pour que je me soucie de son opinion. Une heure plus tard, Edouard nous déposa sur le débarcadère de la terrasse du Tropical Corner.

- Toujours sans nouvelles ? demanda Olivia, voyant que je consultais mon iPhone.

- Mon message n'appelait aucune réponse.

- Laisse tomber tes stupides Rules et sois spontanée, pour une fois. Propose-lui un rendez-vous ! Si je n'avais pas pris les devants avec Antoine, je serais toujours célibataire.

- Et si tu n'avais pas pris les devants, ton réalisateur ne te ferait pas souffrir aujourd'hui.

Tandis que nous nous apprêtions à débattre pour la centième fois de l'utilité des Règles, mon iPhone vibra, m'indiquant que j'avais reçu un message. C'était Léo. Mon cœur se serra l'espace d'une seconde. Je lu à voix haute: « Après ton départ, la soirée s'est gâtée. J'ai été kidnappé par deux chèvres liftées qui m'ont tenu la jambe pendant une heure. Tu m'accompagnes boire un thé chez Martel demain à 16 heures ? Je te donnerai quelques conseils pour neutraliser les comédiens lourds. Et si tout cela te parait inconvenant et bien déchire ce courriel et appelle la police. Biz Madoff »

- Qu'est-ce que je disais, s'exclama Olivia en clapant des mains. Vous allez vivre une relation ma-gi-que. Et tout ça grâce à la violation de ta sacro-sainte règle numéro 2.


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant