La destinée des filles prénommées Eva

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Malgré nos intérêts et modes de vie opposés, Léo me sollicita tout le mois de juin. J'acceptais en dépit des Règles et de ma logique de le voir trois fois par semaine. En vérité, il était difficile de résister aux appels du comédien. Son excentricité et son sens de l'humour, des traits de caractères si rares à Genève, m'incitaient à fermer les yeux sur mon manuel.

Léo semblait aussi passionné par mon quotidien que je l'étais par le sien. Mes soirées Genevoises en compagnie de ce qu'il avait baptisé Le cercle des poètes à particule étaient un sujet de conversation récurrent. Comment pouvais-je passer des soirées en si mauvaise compagnie ? Mon cerveau ne se mettait-il pas sur off ? Ce Tristan, est-il si séduisant ? Et quel effet est-ce que cela me faisait de passer enfin du temps de qualité avec un comédien, certes pauvre, mais drôle, spirituel et spontané ?

Des heures durant, Léo fustigeait tout mon environnement bourgeois, sans oublier au passage de se mettre en valeur. « J'apporte du pshitt et de la couleur dans ton univers beigeasse », me répétait-il sans cesse. Outre nos conversations sur l'insupportable légèreté de Genève, nous aimions débattre de quantités d'autres sujets tantôt philosophiques tantôt ludiques. Un après-midi alors que nous étions comme d'habitude attablés à l'Aiglon, il me demanda si je souhaitais avoir des enfants. Je lui répondis que je n'avais pas encore réfléchis à la question.

- Ton horloge biologique sonnera l'alarme dans quelques années. C'est encore trop tôt pour nidifier, rétorqua-t-il, confiant.

- Et si je choisis délibérément de ne pas avoir d'enfants ?

- Tu veux ressembler à ces pauvres créatures de plus de 40 ans qui errent désespérées, sans liens ni attaches ? Allons, tu as la hanche méditerranéenne, tu es faite pour avoir des enfants !

- Ces femmes font peur aux hommes parce qu'elles sont libres et se fichent du Grand Plan Social qui consiste à procréer pour assurer la perpétuation de l'espèce.

- La femme ne s'épanouit pleinement que lorsqu'elle est mère.

- J'appartiens à la génération Friends, une sitcom qui a révolutionné la perception des jeunes adultes en mettant en scène le quotidien de six amis dont le mode de vie reste inchangé lorsqu'ils passent le cap de la trentaine. Tous continuent à connaître des déboires professionnels, certains ont toujours des fins de mois difficiles malgré le vénérable âge de 30 ans et aucun, à l'exception de Ross, n'a d'enfant. La plupart continuent à vivre en colocation avec un ami et à enchaîner les rendez-vous romantiques sans attaches. Leur célibat ne représente ni un poids, ni une inquiétude.

Léo me regarda du coin de l'œil avec son sourire narquois qui semblait être sa spécialité.

- Allez, je suis sûr que tu as déjà choisi les prénoms.

J'y avais réfléchi un soir, poussée par Olivia. Mon amie avait fait une longue liste de prénoms et m'avait invitée à suivre son exemple.

- Charlotte et Louis.

Le comédien approuva mon choix.

- Tu sais certainement que le prénom d'un individu influence le jugement que l'on porte sur lui, dit-il. Des recherches ont démontré que plus il est commun, plus la personne est appréciée. Curieusement, les enfants qui ont un prénom banal, comme Alexandre ou Nicolas, ont des parcours scolaires plus brillants et paraissent même plus beaux. Personne n'a jamais pris au sérieux un Titouan par exemple.

- Et que se passe-t-il si tu appelles ton fils Alphonse ? Il va se lamenter sur le temps qui passe au bord du lac du Bourget ? me moquais-je.

- Alphonse de Lamartine...dommage que ce prénom soit tombé en désuétude. C'était pourtant joli.

Il héla le serveur de L'Aiglon.

- Tiens, pour illustrer mes propos, je te présente ce brave Christophe. Avec un prénom pareil, il était prédestiné à être un restaurateur gay, n'est-ce pas ma biche ?

Je jetais un regard inquiet en direction de Christophe qui ne semblait pas le moins du monde vexé. Au contraire, il pouffait de rire.

- Tu racontes n'importe quoi, rétorquais-je, indignée. Un prénom ne détermine pas ton orientation sexuelle.

- Un prénom façonne un individu, répliqua Léo, provocateur. Il y a des prénoms à consonance gay, tout comme il y a des prénoms à consonance bourgeoise, pétasse, intello ou jolie fille. Faisons un test, veux-tu. Demande à un hétéro célibataire de choisir sa blind date et laisse lui le choix entre une Laetitia ou une Monique. Je parie neuf chances sur dix que son choix se portera sur Laetitia. Maintenant, si on ajoute un A, un miracle se produit : les prénoms les plus moches deviennent sexy. Monique devient Monica, Claude devient Claudia. C'est la magie de la lettre A, si féminine. C'est indéniable : certains prénoms de filles ont une mélodie capable de te transporter dans des rêveries indécentes, d'autres te donnent de l'urticaire. Ça marche aussi avec les hommes. Qui, de Jean-Luc ou Paolo, choisirais-tu pour une nuit torride ? C'est évident que le prénom influence la vie d'une personne.

Était-ce le vin ou l'heure tardive ? Le discours de Léo semblait parfaitement cohérent.

- Et quelle est donc la destinée des filles prénommées Eva ? demandais-je sur un ton de défi.

- Magnifique, éblouissante, lumineuse ! répliqua-t-il, narquois. Non, plus sérieusement, Eva est un vieux prénom biblique. En ce qui te concerne, il est complètement mensonger. Mais je l'ai su dès que je t'ai vu. Tu n'es qu'une belle escroquerie.

- Où veux-tu en venir ?

- Et oui, lâcha-t-il, comme s'il s'agissait d'une évidence. Souviens-toi. La Bible, ton livre de chevet, dit qu'Eve laisse Adam croquer le fruit défendu. On ne peut pas en dire autant de toi, Madame Platonique.

- Je ne comprends toujours pas, dis-je d'une voix un peu vacillante.

En réalité, je voyais très bien où voulait en venir le comédien.

- En clair : tu es plus Platon que nique. Et ce jeu a assez duré. Quand aurais-je la chance de te connaître bibliquement ?

J'écarquillais les yeux. Je ne m'étais pas préparée à une approche aussi frontale.

- J'ai du travail, dis-je en me levant.

- Lâche en plus d'être une escroquerie. Très bien. Je prends note et te ramène chez toi, trancha Léo.

Le voyage du retour s'effectua dans le plus grand silence. Ma gêne semblait amuser follement Léo qui me lançait de temps à autres des regards moqueurs en biais. Arrivés en bas de mon immeuble, je lui tendis sèchement la joue, paniquée à l'idée qu'il ne tente autre chose qu'une bise amicale. Dans un élan de protection, je tournais cependant trop la tête et sa bise vint se planter directement sur mon oreille.

- Ah, celle là on ne me l'avait jamais fait. Très originale, la bise sur l'oreille, s'exclama Léo, à la fois vexé et amusé. Pourquoi me fuis-tu, Imaculata ?

Pourquoi le fuyais-je ? A l'évidence, parce que cet homme intelligent, drôle et un brin torturé me faisait peur.

- Je ne te fuis pas, finis-je par bafouiller. Il m'arrive de reculer pour mieux sauter.

Réalisant avec horreur le double sens du mot sauter, j'ajoutais rapidement « pour mieux prendre mon élan ».

Railleur, Léo rétorqua :

- Sauter, c'était parfait. Pourquoi faut-il toujours que tu gâches tout ?


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant