Et si on faisait la charrue?

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Deux heures plus tard, je rangeais le Scrabble, décidée à me rendre à ma séance de yoga. Le comédien avait insisté pour m'emmener au restaurant mais fidèle aux Règles, je décidais de ne pas bouleverser mon emploi du temps pour un homme.

- Je t'accompagne, décida Léo après mon troisième refus. Une séance de yoga, c'est exactement ce qu'il me faut en ce moment. J'en ai assez de me gaver d'antidépresseurs.

Le cours de yoga avait lieu au parc La Grange. Une femme d'une trentaine d'années vêtue d'un pantalon turquoise ample et d'un débardeur blanc nous accueillit avec un grand sourire en nous tendant deux tapis. Ses grands yeux bleus, son teint de lait et ses cheveux blonds trahissaient ses origines nordiques. Je déroulais mon tapis à coté de celui de Léo. La séance débuta par un exercice de relaxation. J'essayais de vider ma tête, chose ardue avec un Léo survolté à coté de moi qui tentait par tous les moyens de me faire rire en adoptant des positions ridicules. 

- Psssss, siffla-t-il au bout de 45 minutes. C'est une équipe d'échangistes à côté. On ne me la fait pas à moi, j'ai tout de suite vu.

Il désigna du regard deux femmes rondes et un maigrelet. La voix de la prof de yoga le rappela à l'ordre.

- Vous là-bas, dit-elle dans son fort accent anglais en fixant Léo. Ça va ? Vous savez, il y a un lien très étroit entre le rythme respiratoire et la mental. Observez votre respiration. Je vous invite à prendre la « posture du cadavre ».

Comme beaucoup d'anglais, elle confondait le « le » et le « la ».

- Ça tombe bien, mes muscles sont morts, s'exclama Léo.

- Restez allongé une dizaine de minutes en gardant une immobilité absolue. Essayez de flotter hors de votre corps, ajouta la prof. Sentez le paix qui vient de l'intérieur et qui se répand autour de nous. Vous sentez le paix qui nous entoure ?

- Je sens rien, dit Léo.

Nos regards se croisèrent, complices, et un fou rire incontrôlable s'empara de moi.

- Est-ce que tu sens toi aussi le pet qui vient de l'intérieur et qui se répand autour de nous ? continua Léo, fier de sa blague. 

C'en était trop. Je n'écoutais plus la prof de yoga. J'étais bien trop occupé à me tenir les côtes tellement je riais.

- Cette séance de yoga m'a fait beaucoup de bien, poursuivi Léo. Je te propose qu'on aille faire la charrue au lit maintenant ?

Je ne réagis pas à sa proposition. Je rassemblais mes affaires  et prenais la direction de la buvette du parc. Une fois installé, Léo me regarda d'un air dépité.

- Que faut-il faire pour que tu t'intéresses à un homme ?

- Une femme ne dit jamais oui à la première tentative. La méritocratie, ça te dit quelque chose ?

- Espèce d'Espagnole catholique primitive, fulmina-t-il. Si je résume, du haut de ta tour, tu attends que tes prétendants effectuent pendant mille ans mille prouesses avant de t'incliner vers l'un d'eux pour lui tendre le diadème. Tu peux te trouver un autre valet de chambre.

Il marqua un temps d'arrêt.

- Tu sais, reprit-il, ton indifférence est un stratagème infaillible pour plaire à la communauté chiante des fils à papa Genevois. Ils s'ennuient tellement dans leur monde aseptisé qu'ils ont besoin de jouer à Attrape-moi-si-tu-peux. En ce qui me concerne, je n'appartiens pas à la bourgeoisie à pulls sur épaules. Je n'ai pas besoin que tu m'offres les délices de la poursuite sans fin pour pimenter ma vie.

- Personne ne t'oblige à jouer.

Léo pâlit, mais se maîtrisa et ne répondit rien. Il sirota sa bière dans un silence prostré le restant de l'heure, avant d'enfourcher son vélo pour rejoindre son domicile. Je n'entendis plus reparler de lui avant la fin du mois. 


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant