Un dîner avec le rejeton de Calvin

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A la mi-juillet, après une insomnie particulièrement longue due à la chaleur étouffante de mon appartement, je filais au bureau, oubliant sur la table de ma cuisine mon iPhone. Arrivée chez moi en fin d'après-midi, je me précipitais sur mon portable pour consulter ma messagerie. Cet objet dont j'avais su parfaitement me passer une bonne partie de ma vie était devenu l'extension de ma main.

A ma grande surprise, Léo avait laissé trois messages. Dans le premier, il me proposait de le rejoindre en ville pour déjeuner. Dans le second, il s'énervait car je n'avais pas répondu. Dans le dernier, il coupait les ponts de manière abrupte : « Comme mon ami David Copperfield, je vais disparaître un moment. Mais c'était sympa de te rencontrer ». Énervée mais fidèle aux Règles, une boussole sûre face à une réaction masculine irrationnelle, je me contentais de répondre simplement : Plaisir partagé. Bon voyage.

Pour me changer les idées, je décidais d'avancer sur un dossier. Mais les problèmes d'une salariée victime de mobbing défilaient devant moi, sans franchir la barrière des yeux. Je relus dix fois de suite la phrase suivante : «Mon employeur m'a confisqué les clés du restaurant après m'avoir insulté devant le personnel de l'établissement. Son attitude m'a laissée bouche B». Ce n'est qu'à la quatrième relecture que j'étouffais un rire, remarquant enfin la faute d'orthographe et essayant d'imaginer une bouche en forme de B.

Il était vain d'essayer de travailler aussi je décidais de passer une soirée devant Arte. Tandis que je pestais intérieurement contre le comédien devant un documentaire sur la seconde guerre mondiale, mon portable sonna. La voix aristocratique de Tristan résonna dans le combiné.

- Je t'emmène dîner ce soir. Sois prête dans une heure.

- Diner! En quel honneur ? m'exclamais-je malgré moi. Je croyais que les Genevois n'invitaient d'abord qu'à déjeuner, puis à dîner.

- La promotion est d'importance, car l'usage veut qu'on ne reçoit le soir que les gens que l'on estime être de sa condition.

- Tu me fais trop d'honneur. Je ne suis qu'une petite ibère.

- Certes, mais une ibère très jolie.

Son compliment m'arracha un sourire.

- C'est une surprise, insista-t-il. Sois prête, je passe te prendre dans une demi-heure.

Après la douche froide de Léo, une soirée en compagnie de Tristan ne pouvait que me changer les idées. A 20h30, j'étais en bas de mon immeuble, fouillant la rue des yeux à la recherche de sa Porsche. La route de Florissant était déserte, à l'exception d'une coccinelle jaune parquée en double file. J'étais sur le point de sortir mon iPhone pour l'appeler lorsque la coccinelle se mit à klaxonner, me faisant sursauter. La portière s'ouvrit et j'aperçu le visage bronzé du baron de Nanteuil. Il sorti de la voiture, fit le tour et m'ouvrit la portière.

- J'ai troqué ma Cayenne contre cette coccinelle pour la soirée. Elle te plait ?

J'étais bouche bée. Il avait enregistré l'air de rien la conversation que j'avais eue avec Edouard au sujet de la coccinelle jaune, voiture de mon enfance.

- Où est-ce que tu m'emmènes dîner ? demandais-je en essayant de paraître le moins émue possible.

- Dans un petit restaurant en vieille ville. 

Il gara la Coccinelle à côté de l'Eglise Russe puis m'entraîna direction rue du Soleil Levant.

- Tu te diriges en direction de la cathédrale Saint-Pierre, observais-je au bout de quelques minutes, inquiète. A ma connaissance, il n'y a pas de restaurant là-bas.

- Tu ne connais pas le célèbre restaurant de la cathédrale Saint-Pierre ?

- Non, pour une bonne raison. Il n'y en a pas.

- Tu plaisantes ? C'est une des meilleures tables de la ville.

Arrivés au pied de la cathédrale, il me fit signe d'entrer en désignant du regard la porte. Je le fixais sans comprendre. A cette heure-ci, le cœur spirituel du calvinisme était fermé.

- Ma famille connaît le président des Clefs de Saint-Pierre, dit-il en guise d'explication.

Effectivement, la porte était ouverte. L'escalier en colimaçon de la tour nord comptait 157 marches. Arrivée en haut, je remarquais pour la première fois que Tristan portait un sac noir. Il le posa par terre, essoufflé. En dépit de la chaleur écrasante, une odeur de savon fraiche et de parfum émanait de son polo bleu ciel. Dix ans à Genève m'avaient également enseigné que les fils à papa Genevois transpirent en toutes circonstances une odeur addictive de lessive.

- Tu te demandes où est ce fameux restaurant, n'est-ce pas ?

Il sorti alors de son sac noir une bouteille de Bordeaux, des sushis, des verres en plastique, des assiettes en carton, une nappe en papier et une multitude de petites bougies qu'il disposa autour de nous. Dehors, les derniers rayons de soleil étaient visibles. Les toits de la ville baignaient dans une douce lumière, le lac et son majestueux jet d'eau étaient d'une beauté à couper le souffle. Je l'observais allumer les bougies une à une, partagée entre l'émerveillement sincère et l'incompréhension. Ce garçon n'était peut-être pas si arrogant, après tout.

- Alors, comment tu le trouves, le restaurant de la Cathédrale Saint-Pierre ? dit-il en me tendant un verre de vin.

- C'est le dîner le plus original auquel j'ai été conviée, dis-je avec sincérité en levant mon verre pour trinquer.

Tout au long du repas, Tristan fit un réel effort pour m'intéresser à sa conversation. Mais il manquait tellement de pratique que toutes ses tirades spirituelles résonnaient comme un amas de lieux communs. Il restait aussi et malgré ses efforts hautain, distant, et d'une courtoisie froide et décourageante. Il me parla longuement des régates qu'il avait gagnées grâce à son Toucan et des soirées aux Voiles. Lorsqu'il remarqua mon bâillement discret, il dévia la conversation sur les films de Godard et les chansons de Gainsbourg.

Deux heures plus tard, j'eus une sensation persistante de déjà-vu. N'avais-je pas déjà entendu cette histoire dans la bouche d'une autre personne ? Quelqu'un d'autre ne m'avait-il pas tenu récemment le même propos ? La réponse s'imposa une heure plus tard, comme une évidence : une personne pouvait fréquenter une multitude de Genevois, en réalité c'était toujours le même qui parlait. Il changeait seulement de prénom, de taille, de voix et de polo. Genève était entourée de montagnes mais ses natifs étaient sans relief. Une phrase prononcée par Marc Bonnant, le célèbre ténor du barreau Genevois, trouvait ici toute sa pertinence : « quand je regarde mes congénères, je vois un champ de blé, les mêmes tiges, ployant sous le même vent ». Tristan, l'homme sans charme et sans saveur, remplit mon verre de vin. J'allais en avoir besoin.


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant