Chaque année, la bonne société genevoise se réunissait à l'occasion de la soirée Happy few organisée par Rive Gauche, le magazine trend setter romand. L'ennui, sous ses formes multiples, était au rendez-vous. Entre deux petits fours et une coupe de champagne Ruinart, les riverains parlaient d'un air grave de la fin imminente du secret bancaire pendant que leurs femmes tirées à quatre épingles discutaient du prochain invité de la Société de lecture. Il ne serait pas venu à l'idée de ce petit cercle d'individus bien nés de s'amuser.
J'étais en compagnie d'Olivia, mon amie styliste qui subissait depuis le début de la trentaine les assauts de ses hormones. Celles-ci lui hurlaient de se reproduire sur le champ avec le premier mâle génétiquement compatible. Elle avait jeté son dévolu sur le rejeton d'une vieille famille de banquiers genevois. Comme beaucoup de fils à papa, Antoine Favre était réalisateur. Il avait rencontré François Ozon grâce à son père. Depuis, il passait sa vie dans ce qu'il appelait le triangle magique, Genève-Paris-Londres, où il tournait des publicités pour dentifrice, son talent ne lui permettant pas de viser des projets d'envergure.
Les tourtereaux se fréquentaient depuis une année et comptabilisaient déjà dix ruptures. Une fois par mois, le géniteur prospectif prenait le large, prétextant un besoin urgent de « faire le point ». Lorsque, il refaisait surface deux semaines plus tard, les hormones d'Olivia l'accueillaient à bras ouvert. Ce soir, elle subissait le troisième faux-plan du mois et tentait désespérément de trouver des excuses au futur père de ses enfants imaginaires.
- Le problème, c'est qu'Antoine a une peur bleue de l'engagement, me dit-elle sur un ton péremptoire.
Olivia s'improvisait régulièrement psychologue. Ses dernières analyses s'inspiraient directement du célèbre livre Les hommes viennent de Mars, les femmes de Venus. L'auteur y affirmait que les hommes s'enfermaient régulièrement dans une « caverne ». Leur mutisme chronique n'était donc en rien suspect ou grossier. C'était au contraire un besoin sain et équilibré de solitude.
- Antoine est incapable de me tromper, continua mon amie, comme pour s'en convaincre.
Je gardais le silence. Si Olivia avait décidé d'ignorer le fait que la « caverne » d'Antoine était en réalité la couche d'Ingrid, rien ni personne ne lui ôterait le voile des yeux. Elle enchaina avec l'exposé « Les hommes et la phobie de l'engagement », chapitre XXI.
J'écoutais, résignée, le monologue de mon amie mais mon attention était ailleurs. Au fond de la salle, le comédien Léo buvait une coupe de champagne en compagnie d'une jeune femme blonde. Il avait la quarantaine mais ne faisait pas son âge, avec ses cheveux bruns épais désordonnés et son sourire juvénile. Son pull à capuche gris et ses jeans délavés accentuaient son look d'éternel adolescent. Je l'observais quelques minutes, me remémorant ses sketchs et ses one-man show grivois qui faisaient hurler de rire mes amis. De toute évidence, les mondanités genevoises l'ennuyaient autant que moi. Il jeta un vague coup d'œil dans ma direction, bailla et se dirigea en direction du bar.
A ma grande surprise, il réapparut quelques minutes plus tard à mes cotés, deux coupes de champagne à la main, et s'arrêta net devant moi en penchant la tête de côté, comme pour mieux m'observer. Déstabilisée par son regard fixé sur moi, je n'écoutais plus le discours fleuve d'Olivia. Après ce qui sembla une éternité, il s'avança vers moi et me dit de but en blanc :
- On se connaît, non ?
- Je ne crois pas...
- Mais si, ton visage me dit quelque chose, insista-t-il.
- Je ne vois pas d'où...
- Vraiment?
L'interruption n'avait pas plu à Olivia. Elle marmonna "quel lourd celui-là" tout en m'agrippant pour m'emmener à l'écart.
VOUS LISEZ
Jeune Eve
ChickLitJeune Eve raconte la vie d'une jeune femme prénommée Eva à Genève, petite ville calviniste où les outsiders ont toutes les peines du monde à s'intégrer.