Femme qui rit...

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Olivia m'attendait assise à une table. Installé en face d'elle, le baron de Nanteuil était obnubilé par son iPhone. J'observais mon poète à particule. Il était toujours aussi beau et lisse. Ce soir, il avait revêtu un polo Lacoste.

- Te voilà enfin ! hurla Olivia, aussitôt qu'elle m'aperçut.

Elle leva sa coupe de champagne vers moi en geste de bienvenue.

- J'ai croisé Léo, dis-je pour expliquer mon retard.

- Tu m'avais caché que tu connaissais Léo, s'exclama Edouard, qui ne se remettait pas d'avoir serré la main de son idole.

- Léo qui ? questionna Tristan, blasé.

- Léo le comédien. C'est fou ce qu'il fait jeune.

- C'est le fait de chômer qui maintient jeune, nota Tristan que toute célébrité en dehors de la sienne n'impressionnait pas. Son dernier sketch a dix ans d'âge.

- Même s'il a dix ans d'âge, le sketch du concessionnaire d'automobiles me fait toujours rire, intervint Olivia.

- Effectivement, ça plait à une certaine catégorie de gens, adeptes de l'humour potache.

- Tout de même, Léo est une légende vivante en Suisse, intervint Edouard. Il fait partie du patrimoine culturel de notre pays.

- N'exagérons rien, objecta Tristan. Il n'est connu que dans l'arc Lémanique, c'est tout.

Sans transition, il orienta la conversation sur un sujet digne d'intérêt : ses prouesses au golf. S'approchant de moi, il me dit d'un ton presque cajoleur : « Regarde Coté Green sur Léman Bleu la semaine prochaine. Ils ont fait mon portrait ». Quel gâchis, me dis-je intérieurement.

Ne se doutant pas de mon monologue intérieur, le baron de Prez enchaîna avec une description détaillée de chaque trou du parcours du Golf de Genève. J'appris que celui-ci commençait par un dogleg serré à droite (je fis semblant de comprendre ce qu'était un dogleg). Sur ce premier trou, il fallait tenter le drive. Pour le troisième trou, une autre stratégie s'appliquait et il fallait prêter une attention toute particulière au choix des clubs. Ici, Edouard commenta le fabuleux déhanché de son ami au moment de taper la balle avec son club de golf. Tristan, loin d'imaginer que sa conversation était un intolérable suplice, continua son descriptif. Le quatrième trou était protégé au départ par des arbres. Un premier coup précis était nécessaire afin d'éviter les hors-limites et ces satanées arbres. Le cinquième trou était encadré de bunkers mais pour un golfeur expérimenté comme Tristan, c'était peanuts. Au 6ème trou, je n'écoutais plus. Je me contentais d'hocher la tête, ponctuant les rares silences de Tristan par des « mmmh » et des « ohhh » mais mes pensées étaient à des années lumières des dix-huit trous du golf de Cologny.

Tandis que j'échafaudais un plan pour me sortir de cet enfer conversationnel, mon portable sonna. C'était Léo. Après les cinq secondes inévitables d'emballement cardiaque, je m'excusais auprès de Tristan, pris une profonde inspiration et articulais un « allo » d'une voix que j'espérais calme et maîtrisée.

- Je savais qu'en te laissant filer ce soir avec l'autre abruti tu allais passer une soirée épouvantable mais rien ne me préparait à ça ! s'écria le comédien à l'autre bout du fil. C'est la valse des bobets !

- De quoi tu parles ?

- Je parle des mecs qui t'entourent : un âne et le type à qui tu fais semblant de parler depuis une demi-heure. Il est d'une belle laideur.

- C'est tout ?

- Non. Si tu fais des enfants avec lui, tu ne portes pas plainte. T'es prévenue.

- Autre chose ?

- J'ai pas envie de taper dans l'ambulance. Mais j'ai quand même envie de te dire accroche toi. Est-ce qu'il a un gros compte en banque au moins ?

- Plus gros que le tien.

- Je suis pauvre mais ma conversation ne t'a jamais donné cet air comateux.

- Je passe une excellente soirée, commençais-je, mais Léo m'interrompit aussitôt.

- Tu as travaillé en Russie ? Au Kremlin ? Non, parce que niveau mauvaise foi, tu fais fort là. Ça fait une demi-heure que je t'observe. Cet imbécile est entrain de te faire passer la pire soirée de ta vie.

Je levais la tête et effectivement, Léo s'était installé à une table à quelques mètres de la mienne. Il était entouré de sa rousse et d'une clique d'artistes. Il affichait un sourire de contentement qui montrait combien il était satisfait de sa soirée.

- Tu n'as rien trouvé de mieux que de m'observer à distance ?

- Ma personnalité t'échappe complètement, Eva. Tu crois me saisir mais tu es à des années lumière de comprendre qui je suis réellement ! Mais je vais t'éclairer: je suis un romantique perdu.

- Un romantique perdu, répétais-je, amusée.

- Parfaitement. Et ne me remercie surtout pas de te tirer des griffes de ce crétin...

- C'est vraiment très gentil de m'appeler pour me « sauver », coupais-je.

- Tes pulsions de mort étaient perceptibles depuis ici et je suis un brave type, dans le fond.

Il m'adressa un clin d'œil.

- Bon, assez de salades. Je te propose la chose suivante. On va faire un coup à deux. Tu le charmes, puis le saignes. Moi, j'interviens pour la récolte. Je prends son miellat. Marché conclut ?

Il raccrocha et me fis signe de venir vers lui. Réticente, je me dirigeais cependant vers sa table. La force magnétique irrationnelle dont m'avait si souvent parlé Olivia était visiblement à l'œuvre ce soir.

- Pourquoi nies-tu l'évidence ? souffla le comédien dans mon oreille. Je suis l'unique mâle lumineux de ton existence.

Ses yeux étincelaient de malice.

- Tu n'as rien de lumineux, rétorquais-je, cassante. Tu vis dans un environnement qui te met en valeur, c'est tout.

Léo ignora ma pique.

- Tu es inexplicablement et irrésistiblement attirée par moi. Ma personnalité te froisse, pourtant tu sais au fond de toi que mes causeries te font du bien et tu en redemandes. Tu as besoin que je te sorte de ton univers guindé. Trop de calvinisme est nuisible à ta santé.

Je jetais un œil en direction de Tristan. Il avait redirigé son attention vers son Smartphone. Olivia sirotait son champagne d'un air absent et Edouard nous observait à distance. Ses yeux bleus envoyaient des flots d'amour au comédien.

- Tu as raison Léo. Tes remarques percutantes me rapprochent de l'horizon intellectuel et philosophique auquel j'aspire. Ton regard est un lieu d'éducation spirituelle et intellectuelle. Grâce à toi, je chemine vers une meilleure version de moi-même. Si je devais te résumer en une phrase, je dirais que tu es une école de l'émotion.

- Cesse de te moquer de moi et accepte plutôt un thé matcha aux baies de l'Himalaya fermentées demain. Veux-tu, espèce de saleté ibérique ?

Pour ne pas lui donner la satisfaction de me voir m'étouffer de rire, je m'éloignais. Mais il ne se laissa pas abuser par mon manège. Mon portable vibra la seconde où je lui tournais le dos et je lu : « Femme qui rit, à moitié dans mon lit ? ». Après une hésitation, je finis par répondre : « C'est tout près, non pas de se faire, mais de se proposer comme perspective ».


Jeune EveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant